Lire un extrait Sous l'emprise du duc de Hartford

Chapitre Premier

Le soleil de l’après-midi se retirait alors que d’épais nuages s’éparpillaient à travers le ciel. La senteur de la terre sauvage pénétrait dans l’air et un courant frais faisait claquer les rideaux des fenêtres ouvertes. Il était inhabituel d’avoir un temps aussi maussade au printemps, constata nonchalamment Sebastian George Crawford, le Duc de Hartford, discrètement reconnaissant pour la nature mercurielle du temps. La tournure inattendue de l’éclaircie joyeuse à un ciel chargé correspondait parfaitement à son humeur paisible alors qu’il se tenait debout dans son bureau, face à sa sœur qui revenait tout juste de son excursion.

Trois petits mensonges.

Séparément, on pouvait les considérer comme de peu d’importance ; de si petits bobards ne méritaient pas une quelconque attention. Cependant, une fois combinés, ils étaient la somme de toutes les peurs d’un frère, surtout un frère qui avait permis à sa jeune sœur de faire l’une des choses les plus dangereuses qui leur étaient demandées à un si jeune âge : débuter sur le marché du mariage dans la haute société londonienne.

Sur le marché du mariage, la véritable face cachée du haut ton, si une débutante n’était pas chaperonnée proprement, elle risquait de rencontrer un débauché, un libertin qui pouvait l’entraîner dans un scandale qui la ruinerait avec ses murmures et caresses séduisantes.

Sauf que sa sœur, Lady Perdita, aurait dû être protégée, puisqu’elle était déjà fiancée à un gentleman qu’elle aimait de tout son cœur et de toute son âme. Du moins, c’est ce qu’elle avait assuré à Sebastian lorsqu’elle l’avait supplié d’autoriser leur union.

Ces trois petits mensonges : elle avait dit avoir une migraine pour s’échapper plus tôt du bal mais n’était pas rentrée à la maison avant plusieurs heures ; elle était allée en promenade une après-midi chez le chapelier mais elle se rendit ailleurs, et maintenant ceci…

« Ainsi, tu t’es bien baladée dans le parc. » dit Sebastian d’un ton doux et détaché qui ne concordait pas du tout avec le nœud qu’il avait à l’estomac.

Il se retourna pour lui faire face, remarquant la teinte rosée qui s’étalait sur ses joues légèrement arrondies. Il avait vraiment pensé qu’elle était protégée d’avances indésirables, compte tenu de son attachement complice avec le jeune vicomte. Le rougeoiement sur ses joues et le scintillement insondable dans ses yeux gris-bleu la rendaient énigmatique aux yeux de Sebastian ; car pourquoi aurait-elle eu besoin de lui mentir ?

« Oui, la promenade à Hyde Park était parfaitement magnifique, » dit Perdie en tirant les ficelles de son bonnet et en lui affichant son sourire le plus chaleureux. « J’ai passé un moment des plus relaxants. »

Sebastian s’appliqua à masquer l’inquiétude qui lui perçait le cœur en entendant, encore une fois sa sœur, la prunelle de ses yeux, lui mentir aussi facilement. Les hommes adultes, les puissants nobles, et ceux avec qui il faisait des affaires n’osaient pas. Ou s’ils essayaient, ils n’arrivaient certainement pas à garder ce niveau d’impassibilité. Sa sœur ne bougeait pas inconfortablement, et son regard ne scintilla pas de culpabilité. Cela l’informa que Perdie était exercée et très à l’aise dans l’art de la déviation. Les raisons de cette nécessité lui brouillaient l’esprit et, avec une petite secousse, Sebastian admit que cela faisait mal.

« Perdie, » commença-t-il brusquement. « Tu sais que tu peux me parler de tout ? »

Une bouffée douce fit frémir sa sœur, et elle faisait attention de ne pas croiser son regard.

« Bien sûr. Qu’il est étrange que tu me le rappelles, mon frère. »

Comme pour le rassurer que tout allait bien, elle se hâta près de lui, se dressa sur ses orteils et lui donna un baiser affectueux sur la joue. « Si cela ne te dérange pas, Seb, je vais manquer notre bavardage autour d’un thé de cet après-midi. Pourras-tu s’il te plaît dire à Maman que vais faire une sieste avant le bal de ce soir ? La promenade m’a fatiguée plus que je ne l’imaginais. »

Un murmure d’avertissement le saisit à la nuque. « Lord Owen est passé tantôt. »

Alors qu’elle tournait les talons, Perdie se figea.

« Oh ? 

— Oui. Il semblerait qu’il avait prévu de t’emmener dans sa nouvelle calèche. Le temps était exquis et vous aviez tant à vous dire. »

Sans le regarder, sa sœur répondit :

« Oh mon Dieu, j’ai dû oublier ! Que je suis maladroite ! Je vais lui envoyer un mot d’excuse et lui réserver deux danses ce soir, au bal de Lady Edgecombe. »

Sebastian examina la raideur de sa posture.

« Quand j’ai dit à Lord Owen que tu n’étais pas là, il est allé à Hyde Park. J’ai été surpris, lorsqu’il est revenu quelques heures plus tard, en disant qu’il ne t’y avait pas vue alors qu’il avait fait le tour du parc. »

Une fine secousse traversa sa carcasse élégante, et Sebastian se rapprocha d’elle de quelques pas, n’appréciant pas le sentiment étrange qui lui tordait tout l’intérieur.

« Perdie ? »

Elle se tourna vers lui, le menton haut et l’expression précautionneusement calme. Ses lèvres s’aplatirent et une émotion qu’il ne pouvait pas identifier passa comme un éclair dans ses yeux.

« Le parc devait être bondé. En gentleman, il aurait dû simplement organiser une autre balade au lieu de me traquer dans ce parc. Quelles manières médiévales de sa part ! 

— Il ne t’a pas traquée, dit doucement Sebastian, masquant sa surprise à cette remarque acerbe. Lord Owen est ton fiancé. Moi aussi, je trouvais approprié qu’il aille à Hyde Park dans l’espoir de t’y retrouver.

— Et parce qu’il est mon fiancé, je n’ai pas le droit d’aller me promener librement avec ma compagne ?

— Bien sûr que non, Perdie. »

Sebastian s’assit nonchalamment sur le bord du bureau.

« Est-ce que Lord Owen et toi vous êtes disputés ? Tu sembles très mal à l’aise avec le vicomte. »

Lord Owen s’était comporté comme un imbécile plus tôt, se plaignant d’avoir perdu l’amour et les prévenances de la jeune femme. Sebastian l’avait sermonné et renvoyé chez lui.

« Nous ne nous sommes pas disputés, dit Perdie en se dirigeant vers la porte, je viens de me souvenir que j’ai de la correspondance à traiter. Je dois m’en occuper puis me reposer. 

— Tu peux te confier à moi à propos de n’importe quoi », dit-il.

La gêne dans son estomac grandissait jusqu’à s’étendre à son corps tout entier. Sebastian ne parvenait pas à mettre le doigt sur le moment exact où sa sœur avait commencé à changer. Le changement était infinitésimal, mais il était là. Ils ne s’étaient pas mentis, jamais, et pourtant elle l’avait fait avec une telle aisance…

« Perdie, étais-tu à Hyde Park ? »

Sa main gantée se resserra sur la poignée de la porte.

« Aurais-je pu être ailleurs ? »

Puis elle ouvrit la porte et sortit en la refermant derrière elle.

Sebastian fixa cette porte close et attendit de voir si elle allait revenir, incliner la tête et éclater de son rire libre et charmant avant d’admettre qu’elle était allée ailleurs. La porte s’ouvrit, mais c’était sa mère, la duchesse de Hartford, qui entra, élégamment habillée d’une tenue d’équitation vert foncé à la dernière mode et d’un chapeau à plumes incliné délicieusement au-dessus de ses boucles d’un brun acajou. À cinquante-cinq ans, sa mère semblait être une femme de dix ans de moins, et possédait même l’énergie d’une femme plus jeune.

« Perdie est-elle rentrée ? demanda-t-elle en retirant ses gants.

— Je ne savais pas qu’elle avait disparu », répondit-il sèchement.

Non, sa sœur avait été très discrète sur l’adresse à laquelle elle s’était précipitée pendant presque trois heures. Et ensuite, elle avait menti. Nom de Dieu. Un scandale risquait d’éclater et il ne souhaitait pas cela pour elle ou leur famille.

« Anna a mentionné qu’elle avait disparu », dit sa mère en retirant son chapeau, ébouriffant les plumes avant de le jeter sur le sofa près d’elle.

Mrs Anna Harrington était une jeune dame de ressources modestes qui servait de compagne à sa mère. Elle était également une mouche du coche qui adorait les commérages. La fille de Mrs Harrington, Miss Felicity, jouait le rôle de l’amie et chaperonne de sa sœur, et elles étaient souvent collées l’une à l’autre. Ainsi, quoi que fasse Perdie, il était parfaitement sûr que miss Felicity eut été avertie.

« Votre fille n’a pas disparu. Elle a déclaré être allée à Hyde Park avec miss Felicity. »

Sa mère leva un sourcil élégant.

« Je suis descendue à Rotten Row et j’ai fait le tour du Serpentin au moins trois fois, en discutant des derniers on-dit avec Lady Amaury et Lady Landish. Je n’ai pas vu Perdie. 

— Je sais qu’elle n’était pas là. »

Les conséquences derrière ces mots coupèrent la respiration de sa mère et elle s’assit lentement dans le fauteuil rembourré, près du feu qui brûlait doucement.

« Perdie a menti sur le lieu où elle s’est rendue ? 

— Oui. »

Sa mère agita sa main devant sa poitrine.

« En êtes-vous certain, Sebastian ?

— Oui.

— Je n’y crois pas.

— Votre fille est partie en prétextant aller au parc, mais elle s’est rendue ailleurs. »

Un soupçon d’alerte s’infiltra dans les yeux bleu clair de sa mère.

« Pourquoi Perdie se comporterait-elle de manière si inconsciente ? Et comment en avez-vous eu connaissance ? 

— Lord Owen est passé plus tôt. Ils avaient organisé une promenade dans sa nouvelle calèche », dit Sébastien en marchant jusqu’à un fauteuil et s’y asseyant. Rapidement, il répéta l’histoire du fiancé de sa sœur qui était allé au parc pour revenir agité et déconcerté à la maison de ville.

« Comment ose-t-il présager de telles choses sur Perdie ? lâcha la duchesse.  Voilà deux ans qu’ils sont fiancés et le mariage est dans trois mois seulement. Comment peut-il penser qu’il a perdu son affection pour un autre ? À qui d’autre peut-il raconter des balivernes pareilles ? 

— Voilà pourquoi j’ai pris l’initiative de questionner sévèrement le cocher sur le lieu où il a conduit Perdie. » Sebastian secoua la tête, presque amusé par l’audace de sa sœur. « Au cours des dernières semaines, elle est allée rendre visite à une maison de ville dans Berkeley Square. Heureusement, Miss Felicity l’accompagne toujours, mais Perdie a soudoyé le cocher pour qu’il garde le silence à chaque fois qu’elle prend le fiacre. Et comme les servants l’apprécient beaucoup, il a été persuadé d’exécuter cette requête. Il a été très réticent à révéler l’information, mais je lui ai rappelé qui payait ses gages… »

Sebastian sentit un élan de sympathie pour sa mère, dont le visage avait pâli d'inquiétude.

« Je vous demande pardon ?  La voix de la duchesse consistait en un simple murmure et dans ses yeux, il observa de l’effroi et de l’outrage. Ma fille n’agirait jamais d’une manière aussi licencieuse pour ruiner le nom et la réputation de cette famille. »

Une agitation nerveuse mordit les os de Sebastian.

« On ne sait pas à qui appartient cette maison », lui rappela-t-il gentiment, bien que Sebastian lui-même ne crût pas que cela était innocent.

Si cela était au-dessus de tout soupçon, sa sœur n’aurait pas eu besoin de mentir sur le lieu, ni de soudoyer leur cocher en échange de son silence au cours des dernières semaines. De plus, il lui avait donné plusieurs occasions de dire la vérité.

« Est-ce important de savoir à qui appartient cette maison ? Assurément, cela ne peut être bien ou respectable. Mon Dieu, qu’est-ce qui lui a pris ? »

Sebastian connaissait bien les rouages primitifs de l’âme masculine, mais en ce qui concernait la pensée féminine, il croyait que naviguer dans un champ de bataille truffé de pièges était certainement plus facile. Il ne savait pas ce qui se passait dans la tête de sa sœur ni ce qu’elle endurait à ce moment précis, et cela l’apeurait immensément. Et il n’était pas un homme facile à déstabiliser. Il était un duc et ce, depuis l’âge tendre de dix-neuf ans. Il avait été plus que le frère de Perdie, il était presque devenu son père et son confident. Toutefois, Sebastian sentait qu’elle lui échappait, et le sentiment d’impuissance qui lui rongeait le cœur ne pouvait pas être tolérable.

Dans les yeux de sa mère, il remarqua une peur similaire. Et la promesse de tout réparer monta en lui, indéfectiblement. Son devoir avait toujours été envers sa famille, un devoir qu’il avait accepté avec fierté, amour et honneur.

« Ne vous inquiétez pas, Madame, je vais percer ce mystère concernant Perdie. »

Sa mère secoua la tête, un peu hébétée.

« Où est-elle maintenant ? J’exige une explication. 

— Je ne veux pas qu’elle sache que nous en avons connaissance. »

Sa mère se leva. « Vous pensez encore à sa sensibilité alors que vous devriez –

— Mère, je ne peux pas me mettre dans la tête de Perdie pour le moment. Je n’ose pas la confronter car il faut que je sache qui est dans cette maison de ville et ce à quoi nous devons nous préparer. Perdie peut être très obstinée. Je ne veux pas qu’elle prévienne le goujat, ce qui lui permettrait de fuir. »

La duchesse ferma les yeux avec une expression de douleur.

« Je suis en train de penser à toutes les fois où elle était loin de nous. Cela … cela est inconcevable. »

Il semblait que sa mère était arrivée à une conclusion similaire : il importait peu qui sa sœur était allée voir ce jour-là, et même la semaine précédente lorsqu’elle avait supplié de partir plus tôt d’un bal en se plaignant d’une migraine. Il craignait que ce fût pour aller rendre visite à quelqu’un dans cette maison.

« À quelle fréquence se rend-elle dans cet… endroit ?  murmura la duchesse.

— Au moins trois fois par semaine le mois dernier.

— Et nous n’avons rien remarqué ? Malgré ses fiançailles et les libertés qui lui sont permises mais pas accordées aux autres débutantes, elle est toujours proprement chaperonnée avec miss Felicity comme compagne ! »

L’expression de sa mère s’éclaircit et ses lèvres se raffermirent.

« Bien sûr, Perdie a convaincu miss Felicity de nous duper de cette manière insupportable ! Lord Owen ne doit jamais l’apprendre, Sebastian. Il aime beaucoup Perdie et il est issu d’une bonne et droite famille. S’il découvrait ses activités… »

Sa mère plaça une main sur sa bouche, comme si elle ne supportait pas d’exprimer cette peur qui persistait dans son cœur : que sa fille avait été entraînée pour être séduite et ruinée.

« Perdie est pleine de bon sens », Sébastien rassura sa mère, masquant son propre tourment et la rage qui bouillonnait à l’intérieur de lui.

Quiconque avait pris sa sœur pour proie regretterait le jour où cette machination avait commencé.

« Je suis certain qu’elle ne se serait pas autorisée à se rebeller de la sorte. Peut-être que ce n’est pas ce que nous pensons. »

Sa mère lui jeta un regard empli de furie et de déception.

« Je vais tenir ma langue jusqu’à ce que vous découvriez la vérité. 

— Vous avez ma parole que je le ferai sans tarder. Ne m’attendez pas au bal de Lady Edgecombe ce soir. Gardez un œil attentif sur Perdie. »

La duchesse hocha la tête. « Est-ce que vous projetez… vous projetez d’aller visiter cette maison aujourd’hui ? 

— J’ai donné ordre à mon homme d’affaires de découvrir qui possède ou vit dans cette maison. Il devrait avoir cette information d’ici demain. Je ne devrais cependant pas décaler ma visite. »

Sa mère prit quelques respirations fortifiantes, et cela fit de la peine à Sebastian de déceler de l’inquiétude dans ses yeux. C’était une émotion qu’il ressentait dans son cœur, car il ne pouvait imaginer dans quelles sortes de manigances sa sœur s’était fourrée.

« Le scandale…

— N’allons pas trop vite. Nous ne savons pas ce que je vais trouver dans cette maison. C’est peut-être innocent.

— Vous êtes un homme du monde, répliqua sa mère. Vous ne pouvez pas croire ces sottises. L’inconscience de son plan pourrait rendre nos vies extrêmement difficiles à tous les deux. Vous avez beau être duc, un duc très riche certes, mais même votre réputation importe. La réputation de notre famille importe ! Si cela se sait, vous perdriez l’opportunité de vous marier avec Lady Edith. »

Il dévisagea sa mère, presque admiratif de l’aisance manipulatrice avec laquelle elle avait glissé le nom de cette Lady dans la conversation. « Je vois que vous avez été aspirée dans les suppositions de tout le monde dans le ton ; celles-là même qui prédisent mon intention de demander Lady Edith en mariage »

Il y avait même un pari là-dessus chez White’s  : on y faisait mention de son intention de demander la main de Lady Edith ce mois-ci ou bien vers la fin de la saison. Il perdrait beaucoup d’argent s’il ne le faisait pas. Il avait ri amèrement, quelque peu contrarié quand il avait entendu parler de cette entrée.

Sa mère lui lança un regard, surprise de la froideur de son intonation.

« Y’a-t-il quelqu’un d’autre que vous désirez épouser dans le monde ? Je ne peux pas imaginer quelqu’un d’autre vous correspondre mieux qu’elle. Elle ferait une duchesse parfaite pour vous. Elle est la fille d’un marquis, elle est une danseuse très accomplie et parle trois langues couramment. Vous devez certainement vous rendre compte qu’elle est la seule jeune femme éligible avec qui vous ayez dansé la saison dernière. Tout le monde n’a parlé que de cela pendant des semaines.

— Il ne s’agissait pas d’une demande en mariage,  dit-il avec simplicité.  Nous avons juste dansé. 

— Rien de cela n’est simple. Lady Edith est connue pour avoir rejeté plusieurs splendides demandes en mariage, et je soupçonne que nous sachions tous les deux qui elle attend.

— J’espère que ce n’est pas moi.

— Bien sûr que c’est vous ! »

Bien qu’il eût entendu des insinuations sournoises de plusieurs bouches relatant qu’il avait trouvé enfin sa duchesse, il était loin d’être convaincu. Lady Edith était effectivement belle et avait été ouvertement déclarée incomparable ces trois dernières saisons. Elle avait également une conversation pleine d’esprit, et il avait apprécié qu’elle n’essayât pas de dissimuler son intelligence quand ils avaient discuté.

« Je ne lui ai donné aucun encouragement… »

Sa mère se mit à rire, et quelque chose de moqueur dans ses yeux le transperça.

« Vous avez trente ans, mon cher, et j’ai bien remarqué vos changements d’humeur ces derniers temps. Vous pensez à vous stabiliser et à remplir votre garderie avec le bruit de petits pieds qui courent sur le parquet. Il se trouve que je suis tombée sur votre liste, donc je suis parfaitement au courant que Lady Edith est en première position. »

Nom de Dieu… Il avait établi une liste de toutes les ladies éligibles qui avaient fait leur entrée dans le monde. Sebastian aurait dû se douter que la duchesse serait allée fouiller pour la découvrir. Il comprenait à présent pourquoi la duchesse avait dispensé si peu d’efforts ces dernières semaines à lui rappeler ses devoirs en vertu de son titre et de son domaine.

« Si vous voulez bien m’excuser, Madame, il faut que je me prépare à rendre une visite à Berkeley Square. 

— Si vous vous y rendez sans prévenir, ce sera un grand choc pour le dépravé. Je doute fortement qu’on vous laisse rentrer.

— Je suis le Duc de Hartford, qui osera me repousser ? »

Chapitre Deux

Quatre heures plus tôt…

Des rires légers, tintinnabulants et libres s’infiltraient à travers les portes et les couloirs d’une maison de ville en particulier, au 48 Berkeley Square. Lady Theodosia Winfern, Theo pour ses amis et sa famille, flânait dans le couloir du premier étage, les pieds dénués de chaussures ou de collants, la masse de ses cheveux bruns-dorés qui ondulaient jusqu’au bas de son dos. Sa robe de mousseline mimosa était froissée et légèrement crasseuse. Une jolie confection, avec des rayures de satin de la même couleur dans le tissage, accentuées par une profusion de rubans noués, d’un jaune jonquille rutilant.

La gaieté débordait d’une porte ouverte, ce qui attira son attention. Theo s’arrêta devant l’entrée et un sourire s’afficha sur ses lèvres à la vue de cinq ladies affalées indécemment sur un tapis devant un feu de cheminée, en train de jouer aux cartes. Elles s’étaient débarrassées de leurs bonnets, leurs coiffures élaborées étaient détachées, leurs chaussures dégagées, et tous les airs prétentieux de la parfaite distinction de l’étiquette avaient été laissés sur le pas de la porte, à l’entrée de la maison. Lorsqu’elles partiraient, elles retourneraient se cacher derrière une respectabilité parfaite. Elles apparaîtraient exactement de la manière avec laquelle leurs familles imaginaient qu’elles eussent dû se comporter : sages, dociles, des images irréprochables de bienséance.

« Nous avons renversé la reine ! » hurla Lady Anna, en jetant les mains en l’air sans se soucier des cartes qui décollaient de ses doigts gracieux et libres de gants avant de s’installer autour du tapis Aubusson bleu.

« Tu triches ! cria Lady Judith à ses amies, jetant les cartes sur le tapis, en faisant la moue d’avoir perdu. Vous avez comploté contre moi, je le sais ! »

Les autres ladies ne prenaient pas son pauvre esprit sportif à cœur ; au contraire, elles trouvaient sa défaite amusante. Bientôt, Judith gloussa de honte avant de les défier pour refaire une partie. Un pari intéressant commença alors, et Lady Elizabeth se leva en sautant et se précipita vers la petite table pour rassembler des papiers et un encrier afin d’enregistrer leur pari.

Theo gloussa et passa par l’autre porte ouverte d’où, cette fois, des grognements d’effort et le cliquetis de sabres résonnaient. Leur maître d’escrime et de tir à l’arc attitré, monsieur Jean-Philippe Lambert, se déplaçait en avant avec une grâce agile alors qu’il parait l’attaque de Lady Francie.

À l’origine, Theo n’avait pas pensé apprendre l’art de l’auto-défense aux membres de sa société. Toutefois, à un bal quelques mois auparavant, elle avait croisé miss Carlisle qui sanglotait de tout son cœur dans les jardins, la bretelle de sa robe déchirée.

Un malotru l’avait agressée, avec l’intention de compromettre son honneur et sa réputation afin qu’elle soit forcée de l’épouser. Le désespoir dans son regard avait rempli Theo d’une telle colère qu’elle avait prestement pris la jeune femme à part, dans un endroit plus privé, et avait proprement arrangé ses habits. Puis elle avait passé plusieurs minutes à lui apprendre comment serrer un poing et comment s’en servir avec précision si jamais un autre butor daignait l’accoster.

Elle avait eu l’inspiration d’ajouter l’apprentissage de la boxe en plus de celle de l’escrime à ses ladies, comme une autre activité à laquelle participer. Beaucoup de jeunes femmes étaient déjà autorisées à pratiquer ce sport comme un exercice gentillet, mais Theo les autorisait à une pratique bien plus sérieuse sous son toit.

La salle était vide et réservée au duo qui était si concentré sur le combat que Theo ne s’attarda pas. C’était un de ses moments favoris de la journée : aller prendre des nouvelles de ses membres. Une douzaine de chambres spacieuses s’étalaient sur le premier et deuxième étage, toutes converties en espaces chauds, intimes et accueillants pour les adhérentes du club de Theo. Les salles du rez-de-chaussée constituaient les parties communes les plus vastes, qui tendaient à être moins peuplées durant la journée.

Un sentiment d’accomplissement et de joie lui remplissait l’âme, de savoir qu’elle offrait un répit si calme et agréable à tant de jeunes femmes. Elles étaient plus que les membres de son club, elles étaient comme des sœurs, une famille qui remplaçait celle qu’elle n’avait jamais eue. Elle avait tissé plusieurs amitiés avec les filles, jouant plus le rôle d’une aînée qu’autre chose. Il y avait plusieurs membres plus âgés que Theo et ses vingt-six années, et avec celles-ci, elle trouvait une sorte de compagnie différente. Elles étaient des grandes sœurs et des tantes avant de devenir ses amies les plus proches.

Un soupir désespéré la fit jeter un œil à travers une porte à moitié ouverte. Une jeune fille, une des nouvelles adhérentes de Theo, était assise près des fenêtres à regarder le jardin, accoudée sur le rebord. Bien qu’elle portât une robe jaune qui accentuait son visage maigre et son éclat qui lui donnait une apparence gaie et plantureuse, elle affichait un air malheureux. Le cœur de Theo se serra. La fille présentait un tableau charmant. Sa pose mélancolique était si naturellement marquante avec la fenêtre qui encadrait son image habillée d’une robe ivoire ; si innocente, si sage qu’on aurait pu croire qu’elle allait entrer au couvent. Ses joues pâles et douces étaient simplement altérées par la détresse exprimée dans ses yeux.

La raison pour laquelle elle avait créé cet endroit et travaillé si dur pour qu’il soit un succès était pour que les femmes du ton qui étaient presque forcées d’être parfaites à tous les niveaux, puissent avoir un refuge où être elles-mêmes sans peur du jugement ni des reproches. Chaque membre était encouragé à laisser toutes les attentes de la société derrière elle, à être simplement libre une fois passée le porte de cette maison.

Theo frappa gentiment à la porte, et la fille tourna la tête d’un coup sec. Il s’agissait en effet de Lady Perdita et elle avait pleuré. Elle se dépêcha d’essuyer ses larmes et sourit. Ses lèvres tremblèrent avant qu’elle ne les raffermisse et qu’elle relevât le menton.

« Lady Theo, dit-elle en se levant d’un bond et en esquissant une révérence.

— Tu sais que nous ne respectons pas les formalités ici, Perdie. », dit-elle gentiment et en se frayant un chemin dans le salon privé, meublé avec goût, avec seulement quelques pièces de mobilier en argent ciselé : une chaise longue, deux grands fauteuils à oreilles et un canapé ottoman, entièrement tapissé de riches nuances de violet et de lilas.

L’ouverture créait un espace plus relaxant pour les filles, et chaque chambre avait été conçue pour être spacieuse et accueillante. Theo ne s’assit pas mais se pencha vers Lady Perdita.

« Dois-je te faire monter du thé ? »

Perdita eut un petit rire comme un hoquet, et même avec ses yeux rouges de larmes, elle était ravissante. « J’ai entendu dire que tu réglais tous les problèmes devant une tasse de thé. Je n’y croyais pas jusqu’à maintenant. »

Theo sourit.

« Je comprends que les filles parlent de mes croyances en les pouvoirs curatifs du thé. 

— Parfois, elles parlent de ceux du whisky aussi. »

Theo rit.

« Ça, c’est réservé aux moments les plus éprouvants pour les nerfs. J’ai le sentiment que tous mes secrets ont été divulgués. 

— Oh oui, tu es très admirée et aimée », murmura Perdie en détournant le regard.

Theo ressentit ce sentiment de chaleur encore une fois.

« Nous ne sommes que trente-sept pour le moment mais j’aimerais espérer avoir une sorte de communauté féminine sur laquelle nous pouvons compter. »

La jeune fille sourit.

« Est-ce une invitation à te confier mes ennuis ? 

— Seulement si tu crois que je peux t’aider, et seulement si cela peut aider à te soulager du fardeau que je te vois porter sur ton dos. »

Ses maigres épaules se raidirent et sa gorge déglutit.

« Cela fait seulement six semaines que je suis membre de ton club, dit-elle d’une voix rauque. Et il y a tout, absolument tout ce que j’aurais espéré trouver dans un club privé. J’ai rencontré tant de femmes merveilleuses à qui je n’aurais certainement jamais parlé lors d’une promenade mondaine. »

Theo fronça les sourcils. Seules les ladies du ton étaient membres de son club. Elle n’osait pas être trop libérale dans le choix de ses membres, puisqu’elle devait s’occuper des réputations que les ladies mettaient entre ses mains. Malgré l’importance de leurs familles et de leurs réseaux, plusieurs femmes se sentaient proscrites parce que la société considérait comme des marginales ou des cérébrales. Il était rare qu’elle admette une débutante dans son club mais Theo en avait accepté quelques-unes après s’être entretenue avec elles de manière informelle. La plupart du temps, les adhérentes potentielles n’étaient pas conscientes qu’elles étaient surveillées pour rejoindre le club. L’une d’entre elles suggérait à Theo qu’une certaine fille pourrait s’intégrer, puis elle menait ses propres recherches sur sa stabilité. Quelques-unes étaient congédiées pour manque de convivialité ; elle n'autorisait aucune remarque sarcastique qui pourrait contrarier ses membres. D'autres l'étaient pour être des bavardes qui trahiraient leur secret …

Elle se rappelait toujours les mots de Perdita qui lui avaient déchiré le cœur et l’avaient convaincue de l’accepter malgré ses antécédents douteux.

« Je désire ardemment me libérer des contraintes de ma vie. Suis-je si égoïste de vouloir marcher dans le parc sans que personne ne rôde ? Est-ce si mal de vouloir me balader avec les cheveux détachés et de les remuer follement dans le vent ? »

Theo avait attrapé sa main gantée et dit : « Non, ma chère, et j’ai un endroit où vous pouvez goûter au plaisir de la liberté dont votre cœur a faim. »

L’espérance avait brûlé ardemment dans les yeux de Perdie. « Je vous en prie, ne réprimandez pas Lady Millicent mais… elle m’a mentionné que vous étiez la propriétaire de ce club pour dames des plus exclusifs, et j’avais si chèrement espéré que vous m’autoriseriez à vous rejoindre. »

Theo avait été émue de sa sincérité et du chagrin dans ses yeux. « Dans mon club, nous sommes un tantinet scandaleuses. Nous prenons part à des défis, mais surtout à de délicieux paris. J’apprends aux filles à se battre… à se défendre contre des avances déplacées, nous lisons des livres scandaleusement cruels que les hommes nous pensent trop faibles pour supporter, et nous discutons de tracts politiques. Nous lâchons même nos cheveux.

Perdita avait fondu en larmes tout en affichant un large sourire. Theo n’avait pas le cœur à lui refuser son adhésion et avait depuis donné des autorisations spéciales à trois débutantes de plus.

Du moment qu’elles ne compromettaient pas l’emplacement du club ou d’autres détails, leur adhésion était plus que bienvenue.

« Je… », commença Perdie. Elle prit une profonde inspiration. Puis une autre. « Je vais me marier. »

Theo ne s’attendait pas à cela. À dix-neuf ans, la jeune femme était une de ses plus jeunes adhérentes, et elle ne valait pas grand-chose dans la société. En vérité, Theo ne l’avait jamais rencontrée à un bal. La première fois qu’elles s’étaient rencontrées était dans les couloirs du British Museum, puis quelques jours plus tard dans une bibliothèque ambulante, et enfin à Hyde Park. Lady Perdie avait été seule, avec son compagnon. Theo avait trouvé inhabituel qu’aucun valet de pied n’accompagnât les dames mais avait pensé que sa famille ne devait pas être si riche après tout.

Sauf que la robe de la fille avait toute l’apparence de la bonne qualité qui valait son argent. Theo n’avait pas enquêté car elle était aussi intimement au courant des longueurs qu’une famille pouvait parcourir pour maintenir l’apparence qu’elle avait, même rincée de dépenses, alors qu’elle était en fait fauchée et proche de la banqueroute. Une fois, la mère de Theo avait préféré acheter une nouvelle robe de bal à sa fille plutôt que du charbon pour l’hiver.

« Cela ne semble pas te réjouir, murmura Theo.

— Je… Je l’aime.

— Je sens qu’il y a un mais…

— J’aime Owen mais… mais je ne pense pas être prête pour le mariage, Theo. Il ne semble pas enclin à attendre, et son seul sujet de conversation est notre mariage qui doit avoir lieu à Berkshire dans onze semaines et trois jours.

— J’imagine que vous êtes fiancés depuis longtemps ? »

Devant le regard interrogatif de Perdie, Theo dit : « Je n’ai pas entendu d’annonce récente sur le marché du mariage, et je suis au courant des relations établies la saison dernière. »

La jeune fille poussa un soupir impétueux.

« Je connais Lord Owen depuis que j’ai quinze ans. Je jure avoir eu un coup de foudre pour lui. Et il m’a offert sa main à dix-sept ans. Je trouvais cela si romantique quand il a dit qu’il voulait capturer mon cœur avant que je débute sur le marché du mariage, car il ne voulait pas me perdre. Ma mère était heureuse de cette union, et même mon frère qui est je pense, difficile à apaiser, semblait ravi. Mon frère m’a encouragée à me laisser une saison avant que nous parlions de mariage, mais j’étais si déterminée à épouser l’homme que j’aime. J’ai peur d’avoir été un peu sotte de parler de mariage si jeune. Mon frère a approuvé l’union après deux ans de fiançailles. »

Theo n’appréciait pas que le ton de Perdie manquât d’une quelconque sorte d’excitation. Il ne subsistait que le bord tranchant de la frustration et de la déception. « Comment tes espérances ont-elles été anéanties ? »

La jeune fille déglutit.

« Je… Je n’avais pas besoin de rejoindre les autres débutantes sur le marché du mariage parce que j’avais la chance d’être amoureuse. Je n’avais pas besoin d’une saison, et j’étais plutôt contente de cela. »

Perdie se leva et commença à faire les cent pas.

« Je suis seulement allée jusqu’à Londres avec maman pour être prête pour mon trousseau de mariage. J’ai assisté à plusieurs bals, je suis allée au théâtre, dans des musées, à des croisières en bateau sur la Tamise… et inexplicablement, je me suis réveillée un matin en me sentant comme si… comme si je n’avais pas vécu, mais je vais me marier. Sans m’y attendre, les murs se sont resserrés et je ne pouvais plus respirer. Je me suis sentie… piégée ! »

Sa voix se cassa et elle pressa son visage dans la paume de ses mains.

« Oh, Theo, je me sens tellement misérable ! Je veux faire tant et tant de choses avant d’avoir des enfants à mon tour. »

Une des servantes arriva avec un chariot à thé. Theo lui fit signe de sortir et versa une tasse fumante à Perdie.

« En as-tu parlé à ton fiancé ? »

Perdie fit un bruit d’abjecte frustration.

« Je ne peux pas avoir une conversation décente avec lui ! Tout ce dont il parle est de son amour et à quel point il est désireux de fonder une famille. » Un froncement écarta ses sourcils et elle dit doucement :

« Je ne veux pas devenir mère aussi tôt après le mariage. Je voudrais une longue lune de miel et peut-être la chance de profiter de quelques saisons de plus, ou même de voyager à l’étranger. Nous sommes jeunes tous les deux. J’ai dix-sept ans et il en a vingt-et-un. Je pensais qu’il serait d’accord avec mon raisonnement mais il y est plus qu’opposé. Rien de ce je pourrais dire ne semble le décourager à atteindre son but. »

Perdie fondit en larmes et Theo s’affaira vers elle et la serra dans ses bras. Elle resta ainsi, tenant la jeune fille tout contre elle pendant plusieurs minutes.

« C’est magnifique de venir ici, dit-elle avec un hoquet. Je… je ne veux pas rentrer à la campagne et me marier. Du moins, pas pour l’instant. Et je crains intimement qu’il ne veuille pas m’attendre. Je ne sais pas quoi faire. »

Theo massa les épaules de la jeune femme.

« Tu devrais lui parler franchement des craintes de ton cœur. Je sais que, en tant que jeunes filles du monde, nous ne sommes pas encouragées à être directes avec nos opinions. Cependant, le mariage n’est pas un sujet facile. Cela dure toute la vie, Perdie, jusqu’à ce que la mort vous sépare. Si tu ne peux pas être franche avec ton mari, alors quel est le but ? »

La fille acquiesce et apparut un peu plus calme. Elle but une petite gorgée de thé, pensive.

« Et s’il ne m’écoutait pas ? 

— D’après ce que tu m’as dit, il me semble que ton frère t’aime beaucoup. »

Elle se mordit la lèvre inférieure.

« Raisonnablement. Il… Il est plus comme un père pour moi. 

— Il est beaucoup plus âgé que toi alors ?

— Oui, bien plus âgé.

— Est-ce qu’il est… sans compromis ? »

La jeune fille poussa un gémissement.

« Il peut l’être. Oh Theo, je ne pense pas que mon frère accepte que je rompe l’engagement. Le scandale serait… cela serait horrible, et maman ne me le pardonnerait jamais. »

Theo suspecta alors que la famille de Perdie ne devait pas être si influente dans le ton, sinon son frère serait certainement capable d’arranger les choses avec la famille de Lord Owen. Bien qu’il serait dans le droit de ce dernier d’intenter un procès pour rupture de promesse, l’ensemble de la société ne semblait pas conscient de cet engagement. A coup sûr, avec persuasion, ils pourraient faire en sorte de convenir d’un accord bénéfique.

« Est-ce que c’est ce que tu veux ? Rompre ton engagement ? »

De fraîches larmes apparurent dans les yeux de Perdie.

« Je ne sais pas. Il fait battre mon cœur alors… et je te jure que je rêve tout le temps de lui ! De lui, de nos noces… de notre famille. Mais j’aimerais aussi être comme toi ! »

Theo sursauta :

« Comme moi ? »

De grands yeux l’épinglaient avec une fervente honnêteté.

« Oui. Tu es incroyablement belle et tellement libre. Quand tu ris, tu ris avec ton corps tout entier, sans te soucier des qu’en-dira-t’on. Tu tiens un club extraordinaire, qui est le havre de paix le plus parfait. Je ne me suis jamais sentie aussi fidèle à moi-même que sous ce toit. Tu assistes aux meilleurs bals, tu vas au théâtre. Je t’ai vue monter à cheval dans le parc ! Tu es clairement fortunée, une femme de classe et de mode ! Et assurément, tu ne peux pas avoir un jour de plus que trente ans.

— J’ai seulement vingt-six ans, » dit sèchement Theo.

Elle prit la main de Perdie dans les siennes en souriant.

« Perdie… je ne peux pas te dire quoi faire si c’est cela que tu attends de moi. Il semblerait que je sois libre et il se peut que je le sois à bien des égards. Mais tu sembles vivre quelque chose que je n’ai jamais vraiment connu. »

Un froncement de sourcils sceptique lui plissa le front.

« J’en doute. 

— Je n’ai jamais connu l’amour dont tu parles. Un gentleman n’a jamais fait battre mon cœur à tout rompre, ni ne m’a inspiré les rêves les plus tendres la nuit. » répondit-elle candidement.

Perdie en eut le souffle coupé.

« Jamais ?

— Jamais.

— Mais tu es veuve…

— Mon époux était un homme bon, et il y a de l’amour dans la bonté, mais pas le sentiment d’amour que tu ressens. Je n’ai également pas de… »

La gorge de Theo se serra, et pendant un moment, un sentiment d’écrasement la saisit à la poitrine. Le vicomte n’avait jamais essayé d’être intime avec elle, en l’informant avec peu de candeur que sa forte consommation d’alcool avait eu une grande influence sur sa virilité et ses passions. Theo s’était sentie soulagée à ce moment-là jusqu’à ce qu’elle comprenne que cela impliquait une vie sans enfants, sans confort et sans rapports intimes.

« Je n’ai pas d’enfants et je ne sais pas si je devrais un jour en avoir. Peut-être qu’un jour, je rencontrerai un gentleman qui comprendra mon désir de posséder et de diriger un club pour dames, et qui ne se souciera pas de la menace sur notre réputation parce que je le fais. Peut-être. Ma plus chère amie, Prue, m’a suggéré qu’il devait être plus simple de dénicher un dragon des contes de fées. Tu dois précautionneusement réfléchir aux choses dont tu dois te séparer et décider si tu supporterais de payer ce prix. »

Un sanglot noua la gorge de la fille.

« Je me sens terriblement confuse. Mon cœur me fait mal, comme une affection physique quand je pense à ne pas épouser Owen. Mais quand je pense à l’épouser et fonder une famille, c’est comme si quelqu’un pressait un oreiller sur mon visage. »

Le cœur de Theo se serra au souvenir de l’agonie similaire qu’elle avait ressentie lorsque les circonstances l’avaient forcée à épouser un homme trois fois plus âgé. Elle avait été si jeune et naïve, croyant que seul le grand amour la mènerait devant l’autel. Qu’elle avait été désespérée de trouver une autre solution ou une oreille compatissante !

« D’abord, tu dois en parler à ta mère et ton frère. Parle-leur de tes sentiments et vois quel soutien ils t’apportent. Ne te précipite pas à rompre ton engagement. Les relations qui fonctionnent sont rares. Mais tu as aussi besoin de temps et je crois qu’il est important que ton jeune homme comprenne et qu’il ait de l’estime pour tes sentiments. »

Elle se jeta dans les bras de Theo et l’enlaça.

« Merci Theo ! »

Elle l’enlaça également en riant.

« Je suis là dès que tu as besoin de parler. »

Et ce moment lui rappela pourquoi elle avait travaillé si dur pour ouvrir ce club, malgré le peu de chances de succès. Elles burent quelques tasses de thé et bavardèrent pendant presqu’une heure avant que Perdie ne parte. Son air de découragement n’avait pas complètement disparu, mais il y avait eu une amélioration notable dans son aplomb.

Et c’était tout ce que Theo pouvait demander pour le moment.

 

Quelques heures plus tard…

Theo leva la tête du roman qu’elle était en train de lire au léger raclement d’une gorge. L’expression penaude sur le visage de son majordome impliquait qu’il avait essayé de capter son attention plusieurs fois. Un air d’anxiété qui était plutôt inhabituel flottait sur lui, car le majordome était un homme qui avait l’expérience de s’occuper des nombreuses espiègleries dont il était témoin sous ce toit. « Oui, Dobbs ? 

— Votre Altesse, le Duc de Hartford exige une audience, Madame. »

Un choc saisit Theo à la gorge pendant quelques secondes. Elle posa le verre de sherry sur la table basse avec un fort tintement avant de mettre de côté le livre.

« Son Altesse ?

— Oui, Madame. »

Elle se sentit presque dépourvue de bon sens à ce moment précis. « Le Duc de Hartford ?

— Oui, Madame. »

Elle prit la carte de la main tendue de son majordome et la fixa. Au nom du ciel. Qu’est-ce qu’il faisait là ? Pas une seule personne extérieure à ce club exclusif pour femmes n’était jamais passée à cette adresse. La présence du duc, même dans les salles de bal, jetait une ombre formidable, donc Theo comprenait le comportement agité de son serviteur. Elle n’avait jamais personnellement rencontré cet homme mais Theo avait assurément entendu parler de lui.

Que sais-je de lui ?

Elle n’avait jamais croisé son chemin à un seul des événements mondains auxquels elle assistait depuis les deux dernières années. Des rumeurs mentionnaient habilement son manque d’intérêt pour les amusements de la saison ou le marché du mariage, étant donné son appartenance de longue date à une certaine famille. Tout le monde s’attendait à ce que le duc finisse par épouser la fille du Marquis de Bamforth. Lady Edith elle-même marchait déjà avec les grands airs et l’arrogance d’une duchesse.

Il n’y a rien qui me vienne à l’esprit de toutes les fois où j’ai croisé cet homme.

« M’a-t-il appelée par mon nom ?

— Non, Madame. Le duc a demandé à voir le maître de maison. Je… je n’ai pas cru devoir désobéir. »

Oh mon Dieu…

« Nous ne pouvons faire entrer Son Altesse.

— Il pleut, madame. »

Theo ferma les yeux un bref instant.

« Quel ennui ! Veuillez informer le duc que je ne reçois pas les visiteurs à l’improviste et que je passerai le voir à sa meilleure convenance. »

Ses traits escarpés prirent une autre expression ; il se renfrogna, et le majordome d’habitude impassible tira sur sa cravate.

« Je pense sincèrement que le duc n’acceptera pas cette réponse, Madame. Il y a quelque chose en lui des plus… fascinants. 

— Est-ce là de l’admiration, Mr Dobbs ? »

Ses sourcils se baissèrent encore plus bas devant la fraîcheur de son ton.

« Le duc ne partira pas tant qu’il n’aura pas vu le maître de maison. »

Si Mr Dobbs n’était pas d’un âge avancé et n’avait pas fait preuve d’un service exemplaire à s’occuper de toutes leurs manigances, Theo l’aurait renvoyé sur le champ. Un bon valet savait comment détourner les visiteurs indésirés, même s’ils étaient ducs. « Avez-vous admis Son Altesse dans le salon jaune ? »

Mr Dobbs semblait décidément mal à l’aise et elle fronça les sourcils. Dans l’esprit de Theo, il n’y avait pas d’autre salon dans la maison fastueuse dans lequel on pouvait recevoir un gentleman en visite. En vérité, sa maison n’était pas une maison de ville ordinaire destinée à recevoir quelconque visiteur impromptu issu du grand monde. Theo reconnut ensuite qu’elle ne s’était pas préparée adéquatement pour ce moment, pourtant elle savait qu’il serait possible que quelqu’un d’inattendu puisse arriver un jour.

« Alors ? 

— Lady Hatfield et miss Lavinia sont toujours dans le salon jaune à discuter du chapitre de Robinson Crusoë qu’elles viennent de lire. »

Ce roman était entré dans la liste de son club de lecture parce que le gardien d’une de ses membres, Lady Sylvia, lui avait formellement interdit de le lire, sous le prétexte stupide que l’ouvrage la rendrait hystérique à cause de ses nerfs fragiles. Cela ne se faisait pas de les déranger en plein débats passionnés sur les thèmes du livre. Theo ne savait pas non plus où les installer, la plupart des salons étant occupés. Que Son Altesse attende sur le palier lui apparaissait comme une catastrophe. Se croyait-elle maligne d’avoir son club de ladies à la vue de tout le monde ?

« Alors où se trouve le duc ?

— Il… il est toujours sur le pas de la porte, Madame, dit le valet, clairement bouleversé. Nous n’avons jamais eu un gentleman qui passe à l’improviste auparavant, et tous les autres salons sont occupés.

— Vous avez laissé un duc sur le pas de la porte ?

— Oui, Madame.

— Et sous la pluie ?

— C’est pour cela que je vous ai parlé de la pluie, Madame.

— Au nom du Ciel ! »

Theo connaissait le pouvoir et l’influence répandus de Hartford. Le duc n’était pas un homme qu’on laissait sur le pas de la porte, sous la pluie ou non ! Theo se leva d’un bond, contourna Mr Dobbs et fonça par la porte ouverte de son salon privé, jusque dans le long couloir, puis s’immobilisa avec stupéfaction.

Un grand gentleman puissamment bâti se tenait dans le couloir, retira son chapeau en regardant autour de lui avec une expression d’insouciance terrifiante. S’il s’agissait du duc, il s’était invité à l’intérieur. Elle avait dû laisser échapper un bruit, car la tête de l’individu se retourna brusquement avant de lentement s’immobiliser.

La respiration de Theo se coupa dans sa poitrine devant la beauté robuste de l’homme dans son couloir. Ses cheveux noirs apparaissaient balayés par le vent et avaient désespérément besoin d’être raccourcis. Sa bouche formait une ligne serrée et déterminée, et il rayonnait de confiance et de résolution. Il ôta son manteau qui dégoulinait de petites gouttes d’eau sur le sol. Le majordome la dépassa avec empressement pour le soulager de son chapeau, sa veste et sa canne.

Le duc était impeccablement vêtu de pantalons d’équitation foncés, une chemise blanche avec un gilet bordeaux et une veste. Étonnamment, il ne portait pas de cravate, et ses bottes jusqu’aux genoux suggéraient qu’il était monté à cheval. Malgré la distance entre leurs yeux, son bleu était incroyablement perceptible. Et de quel bleu magnifique ils étaient ! Ces yeux l’épinglèrent d’un regard belliqueux et fort rude alors qu’ils la parcouraient avec une totale insolence.

Theo sentait sa curiosité de la même manière qu’elle sentait son cœur battre dans sa gorge. Était-ce… était-ce le duc ? Ou bien est-ce que quelqu’un d’autre s’était infiltré chez elle sans invitation expresse ?

Les nerfs s’agitaient dans le corps de Theo, et elle lissa sa robe jaune foncé, consciente du carrelage glissant sous ses pieds.

Les yeux du duc ne manquaient rien, s’attardant sur des parties où un gentleman de bonne conduite ne regardait normalement pas. Son regard accusateur s’arrêta sur ses pieds nus, sans collants ni chaussures ! Il regardait ses orteils, et par réflexe, elle les replia sur le sol froid recouvert de mosaïque. Theo en vint presque à rougir mais au lieu de cela, leva la tête en espérant émaner de sang-froid. Malgré cela, une chaleur étrange s’accrocha et lui tira dans le bas du ventre.

Mon Dieu, qu’est-ce que cela veut dire ?