L’Enfant
Ryan se tient devant la maison où sa mère a élevé ses autres enfants, tandis que lui a grandi dans un foyer au milieu d’étrangers. Des gens gentils. La plupart du temps. Mais des inconnus, quand même, qui ne savaient pas comment aimer un enfant qui n’était pas le leur. Cette porte d’un rouge laqué aurait dû être sa porte d’entrée. Numéro dix-huit. Son âge.
Jusqu’à aujourd’hui, le heurtoir en laiton n’a jamais connu ses doigts. Il ne se sent pas rentrer chez lui lorsqu’il le laisse retomber trois fois. Le son claque comme un coup de feu. Jetant un regard nerveux autour de lui, il crispe les poings dans les poches de son jean.
La causeuse en bois dans le jardin, à côté d’un pot de fleurs fanées, est l’endroit où il aurait dû s’asseoir pour fumer des cigarettes en cachette. Son premier baiser, il l’aurait volé à une fille, collé contre le mur du jardin, tard dans la nuit, à l’abri des regards indiscrets. Avoir des parents qui s’inquiètent de ce que fabrique leur adolescent… voilà une chose dont il n’a jamais eu à se soucier.
« Je peux vous aider ? »
L’homme qui a ouvert la porte a un torchon jeté sur l’épaule et une brûlure au bras qui semble sur le point de cloquer. Des auréoles de sueur maculent sa chemise déboutonnée, laissant entrevoir une poignée de poils de torse, noirs et drus, parsemés de gris. Il est maigre, décharné, et il sent l’oignon frit. Il a des yeux couleur chocolat, chargés de regret, et des cheveux trop courts d’où jaillissent des boucles noires, courtes et rebelles, comme des bulbes au printemps. La première pensée de Ryan, en tant qu’étudiant en psychologie, est que cet individu n’est pas en paix avec lui-même et qu’il a des secrets.
Ignorant l’air perplexe de l’homme, Ryan jette un œil par-dessus son épaule — ils font à peu près la même taille — dans le couloir derrière lui. Il saisit au vol des bribes de rires communicatifs, une cheville nue, et la vision fugace d'un objet gonflable et criard, tandis que deux enfants déferlent bruyamment dans le couloir et les pièces attenantes. Sentant l’intérêt de Ryan, l’homme referme partiellement la porte, lui masquant la vue. Il est trop poli pour le presser, mais il lui fait clairement comprendre qu’il est occupé. Débordé, même. Avec deux jeunes enfants, pour commencer.
La fumée d’un barbecue s’échappe de la maison et vient titiller les narines de Ryan, provoquant une crampe de faim dans son estomac. Il n’a pas mangé depuis la veille. Et encore, ce n’était que la moitié d’un sandwich que quelqu’un avait oublié dans le bus.
Ils devaient être dans le jardin, en plein barbecue familial, quand il a frappé à la porte. Il y aura des saucisses trop cuites, une piscine gonflable, un trampoline géant, des coups de soleil, des piqûres de guêpes et des larmes avant d’aller au lit. N’y a-t-il pas toujours des larmes avant d’aller au lit ? N’est-ce pas comme ça que ça se passe pour les enfants non désirés, comme Ryan ?
Son regard glisse de nouveau vers l’homme, dont les yeux chocolat l’attendent. Son expression indique qu’il veut que Ryan s’en aille, espérant qu’il s’est trompé de porte. Mais c’est la bonne porte. Et c’est le bon homme. Le mari de sa mère. Le beau-père qui ignore jusqu’à son existence. Et ce sont les bons enfants. Son demi-frère et sa demi-sœur.
Chapitre 1 : Dino
Neuf mois plus tôt
Ils avaient eu un mariage à l’église typique, sur l’insistance de ses parents, mais Dino et Tara n’étaient pas croyants, ce qui était étrange pour un garçon catholique italien pur jus comme lui. L’inconvénient, c’est que leurs enfants, Fabio et Bella, n’avaient aucune idée de la manière de se tenir dans une église. Leurs cris et leurs protestations n’avaient pas échappé au prêtre ni à l’assemblée respectueusement silencieuse, ce qui donna à Dino le sentiment d’être un père encore plus nul que d’habitude.
Sa mère et son père sont là pour s’assurer que les petits ne fassent pas de bêtises pendant la cérémonie, mais ils restent une vraie charge pour ses parents âgés, surtout pour son père, atteint d’une forme précoce de la maladie d’Alzheimer. Ce ne sont pas des enfants terribles, loin de là, mais ils peuvent être bruyants et turbulents. Comme lui et Tara. Riant une minute, hurlant la suivante.
Ni lui ni Tara n’avaient jamais excellé dans l’art de discipliner leurs enfants, un point sur lequel sa mère ne se privait pas de le critiquer. Les parents italiens étaient stricts. Et Dino ne le savait que trop bien. Pour cette raison, Tara et lui s’étaient délibérément éloignés de ses parents — un geste cruel, réalisait-il à présent. Après ces deux dernières semaines, il ne savait pas ce qu’il aurait fait sans eux.
Il ne s’était pas toujours bien entendu avec son père. Mais l’homme sévère et peu affectueux dont il avait eu si peur autrefois avait tout pris en main pendant que Dino s’effondrait, dévasté par la perte soudaine de sa femme, Tara, qu’ils enterraient aujourd’hui. Il ne parvenait toujours pas à penser aux circonstances de sa mort. Elle avait été cruellement fauchée par un chauffard qui avait pris la fuite et que la police n’avait pas réussi à retrouver. Depuis, Dino se surprenait à chercher des bosses sur les pare-chocs de toutes les voitures. Au moment de l’accident, Tara traversait une rue à l’autre bout de la ville, un endroit où elle n’avait aucune raison de se trouver. Si la police n’arrivait pas à comprendre ce qu’elle y faisait, ce n’est pas Dino qui allait y parvenir.
Baissant les yeux sur ses chaussures, la seule paire sombre qu’il avait pu trouver pour aller avec son costume bon marché de prêt-à-porter, Dino s’en voulait de ne pas avoir pensé à les cirer. Elles étaient aussi éraflées et négligées que lui. Tara disait toujours qu’il était le plus bel homme qu’elle ait jamais rencontré, mais elle ne reconnaîtrait pas son bel Italien aux cheveux et aux yeux sombres aujourd’hui. Il oubliait sans cesse de manger, de se brosser les dents, et il avait perdu plus de six kilos.
La vie sans Tara, en tant que père célibataire, allait être plus dure que Dino ne l’avait jamais imaginée. Il avait l'habitude de passer son temps libre à jouer avec les enfants, comme si être père était un job à mi-temps. Il en aurait voulu d’autres, mais Tara avait été catégorique : deux, c’était assez. C’était elle qui faisait tourner la famille. Les courses. Les rendez-vous chez le médecin. Penser à payer les factures à temps. Et parfois, ne pas payer les factures à temps pour pouvoir s’offrir une rare journée en famille.
La pensée le cingla alors, comme un bloc de glace appliqué sur une brûlure : Tara aurait détesté être enterrée un lundi. Pourquoi n’y avait-il pas pensé avant ? C’était le jour de la semaine qu’elle haïssait le plus, celui qui signifiait le retour au travail après le week-end et le retour des enfants à l’école. Ils n’étaient pas riches. Ils ne possédaient pas une grande maison, comme les proches de Tara. Ils étaient locataires dans le privé et leurs finances étaient serrées. Ils joignaient à peine les deux bouts chaque mois. Mais ils formaient une famille soudée malgré tout, qui n’avait besoin de personne d’autre.
Il y avait toujours eu Dino et Tara, puis, après l’arrivée des enfants — Dino, Tara, Fabio et Bella, un cocon familial bien douillet. Tara était son premier véritable amour, et il était le sien, du moins c’est ce qu’elle disait. Il l’avait crue… jusqu’à ce qu’il tombe sur la lettre. Après l’avoir lue, il ne savait plus quoi penser. Non, qu’est-ce que je raconte ? Il savait très bien quoi en penser. Simplement, il ne voulait pas donner voix à ces pensées.
La lettre est froissée et humide de larmes à force d’avoir été lue et relue. Il n’en a même pas partagé le contenu avec sa mère, dont il est pourtant proche. Il sait que ce n’est pas le bon moment pour y penser, mais c’est la seule chose qui occupe son esprit. Dino n’a pas encore décidé ce qu’il va en faire, alors elle reste dans la poche de son pantalon.
Prendre les décisions, c’était le rayon de Tara. Comme tout le reste, d’ailleurs. Dino n’était un mari et un père que de nom, ce qui le laissait dans le flou quant au rôle qu’il était censé jouer. Une chose, cependant, était sûre : en tant que mari trompé, il devait prononcer l'éloge funèbre de sa femme, et donc mentir. Il ne voulait pas le faire, mais son père avait insisté. C’est là-dessus que Dino devrait se concentrer. Faire plaisir à son père. Pas sur la lettre.
Il s’était entraîné à lire l’éloge à voix haute dans les toilettes du bas, loin des enfants, pleurant chaque fois qu’il butait sur les mots qu’il avait écrits, puis furieusement raturés — dévouée, loyale, aimante, douce.
Tara avait ces qualités, mais elle était aussi une menteuse et une inconnue.
La lettre frôle sa jambe alors qu’il s’avance vers le pupitre. Elle bruisse contre sa cuisse, lui rappelant que Tara n’était pas celle qu’il croyait. Pour avoir eu le courage de parler publiquement de la perte de sa femme, qui est bien plus perdue pour lui qu’elle ne le saura jamais, il reçoit une tape dans le dos de la part de son père, pour sa bravoure. Mais la courageuse, c’était Tara. La cheffe de bord, comme il l’appelait.
En arrivant à l’estrade, le prêtre le guide vers trois petites marches qui lui paraissent soudain gigantesques. Une boule dans sa gorge le prend par surprise. Il préférerait être n’importe où sauf ici. Même au travail. À livrer des caisses de fruits et légumes bio à des gens bien plus riches que lui. Il est naturel qu’il se sente ainsi. Ce sont les obsèques de sa femme. Autant en finir avec cet éloge. Presto, presto, comme dirait son père.
Alors que la main moite de Dino se referme sur le micro, il perd quelques secondes à faire semblant de l’ajuster avant de laisser son regard se poser sur les personnes endeuillées, rassemblées en ce jour d’octobre des plus froids. Il est frappé par le vide de l’église. Il compte rapidement, trente personnes. Tara avait trente-trois ans, ça ne fait même pas une personne pour chaque année de sa vie. Il suppose que c’est le prix à payer quand on est quelqu’un de discret. Bien qu’il soit en colère contre Tara, il se sent blessé pour elle. Où est tout le monde ? Elle n’avait pas d’amis proches, mais il aurait pensé que ses collègues de travail, au moins, se seraient montrés.
Les enterrements auxquels il avait assisté à Altamura, dans les Pouilles, où ses parents vivaient avant d’émigrer au Royaume-Uni, étaient bondés en comparaison. Toussant dans sa main, le regard de Dino se pose sur les silhouettes ratatinées de ses parents au premier rang. Tous deux approchent la soixantaine, mais paraissent bien plus vieux, avec leur peau burinée par le soleil et leurs cheveux d’argent. Bella, sa petite fille aux cheveux roux, est assise sur les genoux de son grand-père et joue avec sa cravate, tandis que Fabio, son fils de cinq ans, a les bras croisés d’un air boudeur parce qu’il voulait accompagner son père sur l’estrade, mais n’en a pas eu le droit.
À cet instant, il rappelle tellement Tara à Dino qu’il pense ne pas pouvoir continuer l’éloge. À quoi pensait-il ? Il ne peut pas le faire. Pas devant tous ces gens. Soudain, trente devient un nombre immense. Il va forcément fondre en larmes et se ridiculiser, sous les « tsss » de son père. Tara aurait assuré si leurs rôles avaient été inversés, mais pas Dino.
Il n’a jamais été doué pour parler en public. C’est alors qu’il les voit — les trois frères aînés de Tara.
Et le sang de Dino se glace.
Chacun a les mêmes yeux vert pâle, la même peau constellée de taches de rousseur et les mêmes cheveux drus couleur de sable. La dernière fois qu’il les avait vus tous ensemble, ils dansaient à son mariage avec Tara, dix ans plus tôt. Les frères ont des années d’écart, mais ils se ressemblent tellement qu’on les croirait triplés. Assis serrés les uns contre les autres dans des costumes assortis gris phoque, ils lui rappellent des sardines dans une boîte de conserve.
Quand l’un d’eux sourit à Dino — il n’est pas sûr si c’est Chris, James ou David —, la décision est prise pour lui. Sans ce sourire, il aurait marmonné des excuses et tout annulé. Il serait parti. Au lieu de ça, il sort de sa poche la lettre — pas l’éloge qu’il est censé lire — et la déplie bruyamment sous le nez du microphone.
S’éclaircissant la gorge, il tire sur sa cravate trop serrée et marque une pause. Un tel désarroi aurait poussé Tara à foncer jusqu’ici pour le sauver — tout comme son fils avait voulu le faire. Il la cherche parmi l’assemblée, même s’il sait qu’elle n’est pas là. Alors que cette réalité le frappe de nouveau de plein fouet, ses yeux s’embuent de larmes glaciales.
« J’étais marié à deux femmes. L’une que je connaissais. Et l’une que je ne connaissais pas », annonce-t-il froidement, le regard durci. « Avant de mourir, ma femme a écrit une lettre. Dedans, elle m’a raconté des choses que j’ignorais sur elle. Des secrets qu’elle m’a cachés. Qu'elle nous a cachés. » Dino s’interrompt, ignorant les inspirations brusques et les murmures choqués qui résonnent dans l’église.
« Elle m’a demandé de ne dire à personne ce que contenait la lettre et m’a supplié de la détruire dès que je l’aurais lue. Mais je ne vais pas le faire. » Une décharge de douleur pulse contre sa tempe, et il agrippe le pupitre, les jointures blanches, pour y trouver un appui. « Vous pourriez penser que je suis déloyal d’aller contre la volonté de Tara, mais j’ai décidé de partager son contenu malgré tout. »
Dino lance un regard appuyé aux trois frères, qui remuent maintenant, mal à l’aise, sur leur banc. « À commencer par le mensonge numéro un. »
Chapitre 2 : Tara
Treize ans
Je mens énormément. C’est moi, Tara. Le mouton noir. La monstruosité rousse aux cheveux moches et crépus, et à la peau blanche qui brûle au premier rayon du soleil, ce qui m’a valu le surnom de « fille vampire », car je sors rarement. Mes taches de rousseur font jaser toute l’école. Ça a toujours été le cas. Je serais une paria si je n’avais pas trois frères aînés canons pour rehausser mon statut. En l’état, je suis populaire auprès des filles pour toutes les mauvaises raisons, mais je suis aussi détestée. La majorité des garçons m’ignore. Ça me va très bien.
À treize ans, sans véritables amies, je passe le plus clair de mon temps seule dans ma chambre. C’est censé être mon sanctuaire, sauf que ça n’en est pas un ; c’est plutôt une cachette pour fuir ma mère et mes frères. Ils ne peuvent pas se moquer de moi, m’insulter et me rabaisser si je ne suis pas là. Disparaître des pièces où ils se trouvent est devenu l’un de mes tours de passe-passe, un peu comme une magicienne. Alors, bienvenue dans ma chambre. Murs roses, rideaux jaunes et couvre-lit rose imprimé de cœurs.
On me considère comme une bête curieuse parce que les garçons, le maquillage et les fringues, ça ne m’intéresse pas. Je préfère coucher des histoires dans mon bloc-notes. Je le traîne partout avec moi, au cas où Maman déciderait de fourrer son nez là où on ne lui demande pas, et pour qu’un de mes frères n’ait pas l’occasion de le jeter à nouveau à la poubelle, en guise de punition, sachant à quel point mes gribouillages comptent pour moi. En réalité, Maman ne s’intéresse pas assez à moi pour vouloir savoir ce que j’écris. Elle voit et entend simplement ce qu’elle a envie de voir et d’entendre. Et en général, ce n’est pas moi.
Mes murs sont vierges de tout poster de boys band. À la place, j’ai des photos de chevaux. Je ne feuillette pas non plus les pages glacées des magazines pour ados qui ne parlent que de garçons, de maquillage et de mode. Non, je lis les livres The Silver Brumby d’Elyne Mitchell, dont j’aimerais qu’elle soit ma vraie mère. J’ai la collection complète, même si je ne suis jamais montée à cheval.
Treize ans, c’est trop vieux pour rêver de chevaux et écrire des histoires puériles, mais je suis en retard sur mon âge. Encore une petite fille dans un corps d’adolescente. Je n’ai jamais embrassé de garçon, beurk, et je n’ai pas encore mes règles. Mais ça, je ne le dis pas aux filles du collège. Qui a envie d’être connue comme l’une des dernières de quatrième à devenir une femme ?
Il n’y a pas d’air dans la chambre et je ne peux pas ouvrir la fenêtre. Papa devait la réparer, mais il est mort avant de pouvoir le faire. Il n’avait que quarante-six ans quand il est tombé raide mort, d’un anévrisme, sur le parking d’un supermarché. Il en paraissait bien plus, cependant, à cause d’une vie de dépendance à la cigarette et à l’alcool. De son vivant, quand il était tyrannisé et exploité, Maman disait que le bricolage était la seule chose pour laquelle Papa était doué. Elle a bien changé de discours depuis et l’a transformé en saint maintenant qu’il est mort, après avoir passé des années à menacer de le quitter à cause de son problème de boisson. Maman est convaincue que je finirai comme lui, une épave alcoolique, mais je suis bien décidée à lui prouver le contraire. Au moins, lui, il était gentil… même complètement ivre mort.
On attend tous que Maman se remette et redevienne normale. Mais je ne crois pas que ça arrivera. Le noir lui va à ravir. Et elle adore l’attention que le deuil lui apporte. On a eu de nouvelles règles à la maison — ou du moins, j’en ai eu. Mes frères aînés sont moins concernés par ces dernières, car ils vont et viennent à leur guise. Pas grand-chose n’a changé. Les garçons ont toujours plus de liberté que les filles, alors même que nous sommes moins protégées que jamais dans le monde réel. Maman a ordonné que les rideaux restent tirés en permanence, qu’il n’y ait plus de rires ni de cris, et surtout plus de jeux dehors, parce que « que vont dire les voisins , alors que ton père vient de mourir ? » Qui joue encore dehors à mon âge ? a été ma première pensée en entendant ça.
Mon frère aîné, David, qui se prend pour l’homme de la maison, aboie des rappels quotidiens : « Fous la paix à ta mère ». Même ses avertissements sont ponctués de pincements au bras, ses yeux verts et visqueux brûlant les miens, car nous sommes censés nous rendre invisibles. Il est le deuxième préféré de Maman, mais ses trois garçons sont précieux à ses yeux. Leur beauté, leur taille, leurs yeux verts et leurs cheveux couleur sable les font sortir du lot, tandis que moi, on me remarque pour toutes les mauvaises raisons.
En tant que fille unique de Maman, on pourrait croire qu’elle m’aimerait au moins un peu, mais elle ne m’a jamais pardonné d’être un autre monstre roux, moche et couvert de taches de rousseur, comme elle. En plus, je lui rappelle trop Papa. Le côté de lui qu’elle ne supportait pas : têtue, fougueuse et difficile à contrôler. Ça l’exaspère que je n’aime pas les mêmes choses qu’elle. Une fille qui ne sait pas faire de gâteaux, ni de point de croix, ni de crochet — tous ses passe-temps — et qui ne s’intéresse pas aux fringues, ce n’est pas ce à quoi elle s’attendait quand elle a appris qu’elle attendait une fille. En tant que garçon manqué, trop franche et socialement maladroite, je suis une source d’embarras. Pour elle, je suis le mouton noir. Une intruse. Une fautrice de troubles.
Avant, j’étais bavarde, agréable et extravertie, avec mes propres opinions. Jusqu’à ce que je comprenne que rester silencieuse était la chose la plus sensée à faire. Ça m’a rendue facile à ignorer. Et être ignorée, c’est tout ce que je désire. Les choses ont tellement empiré depuis la mort de Papa. Il était le seul à me défendre contre Maman et mes frères, disant qu’ils n’étaient que des brutes.
Vivre dans la peur de rentrer à la maison m’empêche de suivre en classe. J’étais une élève brillante, mais maintenant, j’obtiens à peine la moyenne. On pourrait croire que ça déclencherait toutes sortes de signaux d’alarme chez mes profs, mais personne ne reconnaît mes appels à l’aide silencieux, ou ne me demande si ça va. Même si je me battais et que j’insultais les profs, ils mettraient mon changement de comportement sur le compte de la mort de mon père et m’accorderaient une certaine indulgence. Mais ce n’est pas d’indulgence dont j’aurais besoin.
Je suis trop jeune pour quitter la maison, mais je rêve tout le temps de fuguer. Je sais que personne ne veut de moi ici. Mais où irais-je ? Nous n’avons pas d’autre famille dans le coin vers qui me tourner et il n’y a aucun adulte en qui j’ai l’impression de pouvoir avoir confiance. Je n’ai même pas de prof préféré. Et encore moins de frère préféré !
Nous avons peu d’années d’écart, donc ils ne sont guère plus que des enfants eux-mêmes. Mais si je sais instinctivement que leur méchanceté est mal, pourquoi pas eux ? Ils sont plus âgés que moi. Et puis je me demande ce qui cloche chez moi pour que toute ma famille me déteste autant. Suis-je vraiment le mouton noir que tout le monde dépeint ? Est-ce de ma faute si on s’en prend tout le temps à moi ?
Chapitre 3 : Dino
L’église est glaciale. Le cercueil est incroyablement petit. Tara était minuscule pour une adulte, elle mesurait un mètre cinquante-sept pour à peine cinquante kilos, mais elle compensait par un grand cœur et un sale caractère. Une grande composition florale formant le mot MAMAN, en violet, sa couleur préférée, repose sur le cercueil écologique pour lequel Dino avait payé un supplément. Ou plutôt, ses parents. Il ne se souvient plus pourquoi il avait pensé qu’un adieu respectueux de l’environnement serait une bonne idée, vu que Tara ne se souciait pas le moins du monde de l’écologie. Ce qui comptait le plus pour elle, c’était leur famille.
Et c’est sur sa famille à elle, les trois frères, que Dino se concentre, tandis qu’il essaie de sonder ses sentiments à leur égard, maintenant qu’il connaît la vérité sur eux et l’énormité de ce qu’ils ont fait. Il ne les avait jamais appréciés, pas plus que Tara, mais il les tolérait lors des réunions de famille pour elle, et parce que la famille était importante pour lui. Il se sent dupé, et même sali, maintenant qu’il sait qu’ils ont aidé à dissimuler les secrets de sa femme, qu’ils lui ont menti en face à chaque interaction qu’il a eue avec eux. Les Fountain l’avaient trompé, et ils s’étaient tous révélés être des menteurs.
« Le mensonge numéro un ne surprendra en rien les frères de Tara, qui ont activement participé à me cacher son secret, à moi et à ma famille. » Sa voix tonne, forte et claire, alors que ses sentiments pour sa femme n'ont jamais été aussi flous. « Vous avez assisté à mon mariage, vous avez ri et plaisanté avec moi à la réception en sachant que mon union avec Tara reposait sur un mensonge, et pourtant, vous n’avez rien dit. Avez-vous la moindre idée de l’effet que ça me fait ? » Dino déglutit difficilement. Sa poitrine lui fait mal. Tout fait mal. Son index accusateur se referme en un poing qu’il a envie d’abattre sur le crâne des frères. « Ma femme m’a dit que j’étais son premier amour, et qu’elle était vierge quand elle m’a rencontré, mais c’était un mensonge et vous le saviez. »
« Des choses comme ça, ne devraient plus avoir d’importance aujourd’hui, » rétorque le plus grand des trois frères. Serait-ce David, l’aîné ?
« Oh, vous avez parfaitement raison, ça ne devrait pas en avoir. Tara aurait pu avoir cent amants avant moi, ça n’aurait fait aucune différence. Mais c’est le fait qu’elle ait menti, que vous ayez tous menti, qui blesse le plus. »
Du coin de l’œil, Dino remarque le prêtre qui se hâte vers lui, le pan de sa robe blanche traînant sur le sol, sans doute avec l’intention de le faire descendre de l’estrade. Dino secoue la tête et tend une paume autoritaire, lançant au prêtre un regard d’avertissement.
« Ce n’est ni le moment ni l’endroit, Dino. C’est la maison de Dieu », insiste le prêtre, sans toutefois s’approcher davantage.
« Ça ne nous regardait pas », dit l’aîné d’un air de défi, en bombant le torse.
« Mais si, ça vous regardait, car vous trois, vous êtes responsables d’avoir harcelé une mineure vulnérable pour la forcer à faire adopter son bébé quand vous avez appris qu’elle était enceinte, puis de l’avoir menacée pour qu’elle garde le silence afin de ne pas jeter la honte sur le nom de la famille. Et vous avez fait du bon boulot, parce qu’elle ne m’a même pas parlé à moi, son mari, du mensonge numéro deux. » Le froncement de sourcils de Dino quitte son visage pour se dessiner sur celui de l’assemblée. Des hoquets de surprise. Un silence stupéfait. Des murmures. Des froissements de vêtements.
Chacun des frères a l’air soudain effarouché, comme des pigeons terrifiés sur un toit. Ils se regardent les uns les autres comme s’ils ne s’étaient jamais vus.
Des gens commencent à partir. Dino ne sait pas quoi faire. Doit-il les rappeler et les forcer à écouter ? Ou les laisser s’en aller ? Bien que l’attaque contre les frères de Tara lui semble justifiée, Dino sait que le prêtre a raison : ce n’est ni le moment ni l’endroit. Aujourd’hui est censé être le jour où l’on dit au revoir à Tara, pas celui où l’on revisite son passé honteux. Dino redresse les épaules et chasse cette pensée. De toute façon, cette honte n’a jamais été la sienne.
La mère de Dino est à mi-chemin de l’allée, les enfants à sa suite, Fabio se débattant tout du long, et Dino est déterminé à faire de même. Il ne se laissera pas arrêter, peu importe les « tsss » et les hochements de tête déçus de son père. Les enfants ne devraient pas entendre ce qui est arrivé à leur mère, cependant. Il vaut mieux qu’ils quittent l’église.
Les frères se sont levés, comme s’ils se préparaient aussi à partir. Dino ne peut pas laisser faire ça. S’il le faut, il les enfermera et barricadera les portes. Réagit-il de manière excessive ? Probablement. Est-ce que ça a de l’importance ? Absolument pas. Puis il remarque qu’ils communiquent silencieusement entre eux, comme pour déterminer leur meilleure ligne de défense. Haussements de sourcils. Haussements d’épaules. Fronts plissés. Le même qui a parlé avant — Dino est convaincu que c’est David — ajuste sa cravate, défait un bouton de sa veste et avance le menton avant de s’adresser au prêtre, sans même jeter un regard dans la direction de Dino.
« Nous sommes seulement ici pour rendre hommage à notre sœur et je peux vous assurer que nous n’avons rien à voir avec la décision de Tara de faire adopter son bébé. Mais je peux comprendre que, des années plus tard, ça l’arrangeait de le penser. Moins de culpabilité, de cette façon. » David plisse le nez comme face à un léger désagrément. « Nous ne voulons pas dire du mal des morts dans la maison de Dieu, monsieur le curé », — une pique bien sentie à l’intention de Dino — « mais notre petite sœur était, disons, inventive avec la vérité. Elle a toujours eu une imagination débordante. »
Tara l’avait prévenu dans sa lettre que ses frères resteraient stoïquement loyaux les uns envers les autres, car à leurs yeux, les liens du sang étaient plus forts que tout. C’est pour ça que, même adulte, elle ne les avait jamais accusés, sachant qu’ils se ligueraient contre elle et qu’on ne la croirait pas.
Tara avait écrit de longues phrases confuses sur un mouton noir. Ça n’avait pas beaucoup de sens pour Dino, mais il avait compris que Tara parlait d’elle-même, ce qui le mettait en colère. Il n’avait jamais été un homme violent, même pendant son adolescence rebelle et hormonale où il avait fréquenté les mauvaises personnes et était devenu une source d’inquiétude pour ses parents, mais s’il pouvait avoir cinq minutes seul avec les frères pour ce qu’ils avaient fait à Tara, il les étranglerait.
« Conneries ! » hurle Dino si fort que sa gorge le brûle et ses yeux sortent de leurs orbites. « Bordel, elle n’avait que quinze ans ! Et vous, plus âgés, vous auriez dû veiller sur elle. » Ses mains se crispent en poings le long de son corps et la rage remplace le sang dans ses veines. « Au lieu de ça, vous l’avez fait chanter pour qu’elle fasse la seule chose qu’elle ne voulait pas faire : abandonner son bébé. »
Dans une tentative pathétique, de rallier les personnes présentes à sa cause, le frère aîné jette de faibles regards autour de l’église. « Ce n’est pas vrai. Elle a tout inventé. Vous ne connaissiez pas Tara à l’époque. C’était une délinquante. Une fugueuse incontrôlable… »