Chapitre 1 : Foie gras et velours
Je connais cette cuisine si bien que, dorénavant, je peux m’y déplacer les yeux fermés. Je sais où sont rangés les ustensiles et les couteaux au mur ; je visualise la trancheuse dans son coin bien à elle, et sa lame qui me jette un regard pâle et menaçant. J’entends le ronronnement du four à l’autre bout de la pièce.
Une ombre se tient derrière moi. Je sens son souffle contre ma nuque et une odeur troublante de musc mêlé au bois. De grandes mains se posent sur mes épaules et mon corps se raidit. Il est là, avec moi. Alistair Greyclaw. Son torse se presse contre mon dos tandis qu’il me tient toujours avec une poigne maîtrisée. Lentement, ses lèvres descendent dans mon cou et un frisson d’extase parcourt ma peau. Le décor s’efface, les bruits s’atténuent. Dans cet espace en-dehors du temps, il n’existe que nous. L’une de ses mains se desserre et vient se glisser le long de ma colonne vertébrale jusqu’à la naissance de mes reins.
Dans un hoquet, j’ouvre les yeux sur le plafond de ma chambre.
Qu’est-ce que c’était que ça ?
C’est bien la première fois que je fais un rêve pareil. Qui plus est mettant Greyclaw en scène.
Tout en essayant de retrouver un rythme cardiaque constant, je me lève du lit et tire les rideaux. Cette fin juillet révèle un été magnifique. Les arbres sont secoués par un vent chaud et paresseux, le ciel est d’un bleu limpide, le soleil déverse ses rayons dans les jardins et mes voisins s’activent à préparer le barbecue. Je me rends à la salle de bains pour me passer un peu d’eau sur le visage, histoire d’oublier ce fichu rêve. Depuis que j’ai arrêté mon travail chez Greyclaw, mon teint a repris quelques couleurs et ma mère se flatte de m’avoir fait reprendre au moins cinq kilos. Avec la ribambelle de plats qu’elle cuisine chaque jour, ça ne m’étonne pas ! J’ai même eu droit à son fameux gâteau de crêpes recouvert de glaçage chocolat pour mes vingt-deux ans. Nous avions fêté en cela entre nous, à son plus grand bonheur.
— Salut ma chérie ! Bien dormi ? m’accueille cette dernière, tablier à la taille, en plein découpage de pommes. J’ai fait une quiche pour ce midi, et là j’attaque le dessert ! Crumble pomme-cannelle, ton préféré quand tu étais petite !
Son enthousiasme peine à m’extirper de mes pensées… ou plutôt de mon rêve. Je revois les détails de ses mains sur moi, légèrement boursouflées par les coupures et les brûlures. Je me remémore leur toucher et la sensation de ses lèvres sur ma nuque.
— Il est midi passé ! enchaîne ma mère dans un cri joyeux qui me fait sursauter. Mais si tu veux, tu peux manger ton petit-déjeuner maintenant. Il y a des pains au chocolat, des croissants... On mangera la quiche plus tard.
Maman et son obsession de la nourriture. J’attrape un pain au chocolat que je mords au coin. Mon téléphone sur la table est resté muet depuis une bonne semaine. Samantha est en vacances avec ses parents sur je ne sais quelle île et Greyclaw ne m’a donné aucune nouvelle depuis mon départ. Et c’est réciproque. Je refuse de faire le premier pas. Par timidité, sûrement. Mais après ce rêve... je suis bien d’humeur à me manifester.
— Aujourd’hui, c’est le grand jour ! glousse maman qui jette les pommes dans la casserole. À quelle heure est prévu ton entretien ?
— À quinze heures trente, je réponds.
Après mon apprentissage à l’Auberge de la Louche d’Argent, j’ai passé plusieurs jours à envoyer mon CV un peu partout dans la région et même en-dehors du Canada. Jusqu’à présent, je n’ai eu que droit qu’à des refus avec le schéma classique du genre : « Notre équipe est au complet, mais nous gardons votre dossier ». Seulement voilà, alors que je m’enfonçais petit à petit dans la déprime, elle a répondu. Elle, c’est Luce Boucher. La responsable du personnel de l’Hybris, un restaurant gastronomique étoilé à Québec.
Après avoir consulté quelques articles sur le net, je suis littéralement tombée sous le charme de cet établissement qui réunit un cadre majestueux, furieusement vieux siècle, accompagné d’une cuisine raffinée. J’ai envoyé mon dossier sans y croire : un tel établissement devait demander des cuisiniers expérimentés, pourquoi une commis fraîchement diplômée les intéresserait ? J’ai croisé les doigts et prié tous les soirs afin d’obtenir une réponse. Et elle est arrivée sous son nom : La sauveuse, Luce Boucher. C’est donc après un contact fort sympathique par téléphone qu’elle m’a donné rendez-vous au restaurant une semaine plus tard. Aujourd’hui. À quinze heures trente.
— Toutes mes copines me parlent de l’Hybris ! pépie maman alors qu’une franche odeur de pommes caramélisées s’échappe de la casserole. Il paraît que c’est le meilleur restaurant de Québec. Et quand je vais leur dire que tu travailles là-bas...
— Maman, je ne fais que passer l’entretien ! Je n’y travaille pas encore. Par contre, c’est sûr que ça n’a rien à voir avec la Bouche d’Argent... euh... la Louche d’Argent, je me reprends et la chaleur gagne mon front.
Ma mère me dévisage d’un air perplexe.
— Bien sûr que ça n’a rien à voir ! Là-bas, il y aura une équipe complète. Tu pourras enfin rentrer à des heures normales.
C’est après un petit-déjeuner et un déjeuner copieux que je retrouve la salle de bains et le miroir. Démêlage de cheveux, frottage intensif des joues au savon, application soignée de mascara, séance d’habillage, je suis fin prête à partir. Aujourd’hui, c’est tout ou rien.
Il me faut cette place plus que tout !
Travailler dans un restaurant étoilé est une chance inouïe pour une cuisinière tout juste diplômée comme moi. Les places sont rares, la compétition féroce. Obtenir un travail pareil aurait le net avantage de me faire progresser à grande vitesse.
Au cours de mon voyage en auto, je me remémore mon rêve et repense à ces mois passés à l’Auberge. Je me demande ce que devient cette peste de Régina... Il faut dire qu’elle m’avait rendu la vie infernale. Est-ce qu’elle a essayé de recontacter Greyclaw depuis mon départ ? Certainement pas, ou Daisy m’en aurait informé. Celle-ci reste d’ailleurs mon seul et unique lien avec le restaurant.
— Eliott s’en tire bien, m’a-t-elle assuré lorsque nous nous sommes vues à la terrasse d’un café quelques jours auparavant. Greyclaw et lui s’entendent comme deux larrons en foire. Par contre, Solange, la nouvelle qui bosse avec moi, est tellement cruche ! Elle a réussi à dire à un client que la Saint-Jacques était une partie du homard !
Fidèle à elle-même, Daisy arborait sa coupe manga noire et feu, la frange raccourcie juste au-dessus de ses yeux maquillés d’un khôl gras. Elle m’a également confirmé que Portia, l’ex-compagne de Greyclaw, n’avait pas refait surface après son départ avec son amant.
— En même temps, Greyclaw n’en parle jamais, a poursuivi Daisy en jouant avec les glaçons dans son verre. Il a l’air de s’en ficher royalement. Il est juste heureux d’avoir pu garder le chien.
Si je décroche ce boulot à l’Hybris, j’aurai un prétexte pour écrire à Greyclaw. Je veux qu’il sache que j’ai trouvé le meilleur endroit pour progresser.
Et apprendre à utiliser un siphon, je songe en me rappelant mes débuts catastrophiques.
L’Hybris est situé en bordure du fleuve Saint-Laurent, sous un pli d’arcades qui longe une partie de la chaussée.
Je ne tarde pas à me rendre compte que cette avenue est bordée de magasins de luxe où fourmillent les promeneurs. Tandis que je flâne à l’ombre des imposantes arcades, je vois enfin la vitrine du restaurant. Sobre et chic avec ses deux arbres en pot de chaque côté, l’entrée n’a rien à voir avec l’Auberge de la Louche d’Argent. Ici, les baies vitrées sont si luisantes qu’on s’y reflète et la porte est grande ouverte, comme pour m’inviter à entrer.
La gorge nouée, je m’avance et monte trois petites marches en pierre. Dans le corridor qui s’étend face à moi, le bruit de mes talons est étouffé par un tapis moelleux et je ralentis le pas afin d’admirer les nombreuses décorations qui m’entourent. De grands tableaux ornent les murs, accompagnés de chandeliers aux bougies éteintes. Non, les vraies lumières viennent du plafond, neuves et diffuses. Je m’arrête face à un comptoir derrière lequel est posé un livre de réservations en cuir noir.
Je n’attends pas dix secondes avant de voir apparaître une jeune femme propre sur elle. Les yeux pétillants, elle m’adresse un large sourire.
— Bonjour Madame et bienvenue à l’Hybris. Mon nom est Fenella. Avez-vous une réservation ?
Son tailleur met en valeur ses courbes et s’ouvre sur une chemise blanche à volants.
— Je suis là pour un entretien d’embauche. Je suis Maggy Renoy, me présenté-je à mon tour. J’ai rendez-vous avec Mme Boucher.
— Avec Luce, me reprend Fenella avec un clin d’œil. Oui, bien entendu. Suivez-moi. Je peux prendre votre veste ?
Elle écarte un épais rideau cramoisi et je pénètre dans une salle de restaurant comme je n’en ai jamais vu.
Plongée dans une ambiance cosy chic, de gros lustres descendent du plafond et diffusent leur lumière douce dans toute la pièce. Pièce qui semble être la reconstitution parfaite d’un salon du XIVe siècle, depuis les grands miroirs allongés sur les murs, jusqu’aux papiers peints rose et or, le mobilier damassé, les chandeliers, les coussins de velours ocre agrémentés de perles. Et les dizaines de roses disposées sur la tablette d’une cheminée en marbre.
Je dois paraître béate car Fenella me couve d’un regard amusé.
— C’est assez impressionnant la première fois qu’on entre, n’est-ce pas ?
— Plutôt, oui !
Elle m’invite à m’asseoir à l’une des tables et débarrasse aussitôt couverts et assiettes.
— Je vais prévenir Luce de votre arrivée. Vous désirez boire quelque chose ?
— Un verre d’eau, merci.
Fenella m’adresse un sourire courtois et disparaît dans une autre pièce. Je vois d’autres serveurs se relayer pour défaire les tables. Chacun travaille en silence et avec un sérieux redoutable. La salle accueille une bonne quinzaine de tables et seulement deux d’entre elles sont occupées par un couple et deux businessman qui semblent absorbés par leurs assiettes. J’attends ainsi pendant trois bonnes minutes, relisant vaguement mes documents, quand une main apparaît sous mes yeux.
À l’étroit dans son costume bleu marine, une femme corpulente me surplombe, sourire aux lèvres. Ses épais cheveux blonds sont retenus par une queue de cheval qui les laisse pendre dans sa nuque comme une balayette.
— Salut, me fait-elle. Je suis Luce. Je te souhaite la bienvenue, Maggy.
Je bondis sur mes pieds pour lui prendre la main et bafouille un « merci ».
— Tu as fait bon voyage depuis chez toi ? Comment était la route ? Pas trop longue ?
Elle s’assoit face à moi et, sans me laisser le temps de lui répondre, fait signe à un serveur puis croise ses mains devant elle. Ses joues roses et rebondies se détendent sur son visage. Elle me fait penser à une poupée russe sans maquillage.
— Le cadre te plaît ? me fait Luce, un peu essoufflée.
Elle s’essuie le front d’une main et respire par la bouche. Je pourrais presque sentir le rythme de son cœur palpiter, comme si elle avait couru.
— C’est magnifique, déclaré-je en toute honnêteté.
— Le restaurant est ouvert depuis plus de trente ans, maintenant, déclare Luce en jetant un regard circulaire dans la pièce. Et l’année dernière, nous avons reçu notre première étoile. C’est tout frais, si tu vois ce que je veux dire. Maintenant, les cuisiniers visent la deuxième et tout le monde est très motivé. Un sacré challenge, comme tu peux t’en douter. Mais je crois savoir que tu as déjà travaillé dans un restaurant gastronomique, ajoute-t-elle en reposant ses yeux sur moi. Je peux voir ?
Je lui tends mon dossier après un acquiescement. Elle se met à le feuilleter avec minutie.
— Greyclaw..., lit-elle, les sourcils froncés. Comme Ashton Greyclaw ? Il a remporté la coupe des Grandes Brigades trois années de suite, si je me souviens bien. La première fois, c’était en 1997, il me semble.
La coupe des Grandes Brigades ? Jamais entendu parler.
Puis son visage s’éclaire soudain. Elle reprend :
— Oui, bien sûr ! Ils avaient fait parler d’eux en gagnant la compétition en 2004 après des années d’absence. C’était du grand spectacle, cette année-là.
— En vérité, j’ai travaillé avec son fils, Alistair, avoué-je. Monsieur Greyclaw n’est plus parmi nous, malheureusement.
Luce tord la bouche, confuse.
— Oui bien sûr, triste sort. Le milieu culinaire a été en deuil. C’était un très bon cuisinier.
Fenella dépose deux verres devant nous ainsi qu’un plateau de petits toasts soigneusement garnis.
— Merci ! lance Luce en tapant dans ses mains. Tiens, goûte ça... notre chef fait un excellent foie gras.
Greyclaw ne m’a jamais laissé toucher au foie gras, songé-je avec un pincement amer. Je me laisse tenter et enfile le toast entre mes dents. Aussitôt, la douceur de l’arôme emporte mes papilles, le foie gras se met à fondre sur ma langue... et je ne peux retenir un soupir d’extase. Puis, alors que Luce se plonge à nouveau dans mon dossier, et que je tends une main vers un autre toast, je remarque une étincelle dans l’assiette. Et une autre. Et encore une. Il me faut un instant pour comprendre que de minuscules diamants sont incrustés sur les bords.
— Ce sont des vrais ? m’exclamé-je, incrédule.
— Quoi donc ? me fait Luce, la bouche pleine, remontant ses yeux sur moi. Oh ! Oui. On cherche à satisfaire une clientèle très pointilleuse.
Ce sont des diamants, nom d’un chien !
— Vous servez tous vos plats là-dessus ? je poursuis.
— Seulement les petits apéritifs en début de repas. Nous avons une vingtaine d’assiettes comme celle-ci. Ça a un succès fou !
Et je comprends pourquoi. Les petits diamants lancent des étincelles qui font penser à des clins d’œil malicieux.
— Ton dossier est plutôt intéressant, reprend Luce. Tu sais qu’on ne croise pas beaucoup de filles en cuisine par chez-nous ? C’est plutôt rare et un peu de compagnie féminine ne ferait pas de mal à ces gros ours. Je vois que tu as obtenu la moyenne à toutes tes notes d’examens, ajoute-t-elle en se frottant le menton. C’est excellent.
J’ai peine à détacher mes yeux des diamants. Le prix dépend du carat et il y a six diamants sur le tour. Donc si un diamant est égal à ... admettons un carat, ça voudrait dire qu’une assiette coûte près de six mille dollars !
— Mais je dois t’avouer qu’on a beaucoup de candidatures qui nous parviennent chaque semaine, poursuit Luce, il est encore difficile de se prononcer. Tu as aimé le foie gras ?
Je romps le contact visuel avec les diamants et me reconnecte à la réalité : la rumeur d’une conversation dans la salle, l’ambiance feutrée, Luce qui m’observe.
— Délicieux, acquiescé-je. Il est agrémenté avec des champignons ?
— Cornes d’abondance et queue de bœuf, répond-elle avec un soupir enivré. C’est une vraie pépite.
J’en ai encore plein les dents, d’ailleurs. J’ai toujours le don de me coincer un nerf entre les incisives aux pires moments. Comme cette fois où Samantha et moi sommes allés voir notre humoriste favori, quelques années en arrière. Au moment de signer les autographes et de faire la photo, j’avais des grains de pavot coincés entre les dents. Les restes de mon sandwich poulet-pesto.
— Bon, je crois que j’en ai terminé avec ton dossier, me dit Luce, puis elle se lève. Je vais te faire visiter, viens.
Trop heureuse de pouvoir me dégourdir les jambes, je saute de ma chaise et suis Luce dans le restaurant.
Nous passons une porte dans le mur et traversons un couloir où résonnent bruits de casseroles et de vaisselle.
— Je crois qu’Alfie est toujours là. C’est le chef. Tu vas pouvoir le rencontrer. Alf’ ?
Luce pousse la porte de la cuisine et aussitôt les odeurs de produits d’entretien me sautent aux narines. Penché sur une liste, un homme nous jette un regard en coin. Sa barbe de trois jours recouvre sa peau de milliers de pointillés noirs et gris. Sur le haut de son crâne, les cheveux donnent l’impression de se battre pour avoir leur place ; ils sont courts et fins, comme les plumes d’un poussin.
— Voici Maggy, la candidate dont je t’ai parlé.
L’homme lâche son stylo et se redresse en s’étirant. Les mains derrière le dos, il fait craquer ses membres dans une grimace. Il est habillé d’une veste blanche avec un unique liseré noir autour du col.
— Ah, Maggy, oui, je me souviens, dit-il et nous nous serrons vivement la main. C’est toi qui as habité Beauceville, pas vrai ?
Derrière moi, j’entends quelque chose comme un juron. Mais ni Luce ni Alfie ne semblent y prêter attention..
— Un chouette coin, Beauceville, enchaîne-t-il en haussant légèrement son ton de voix. Mais personnellement, je préfère l’activité de la ville. Les klaxons, les bars et les boîtes de nuit.
Sans prévenir, il se met à tortiller des fesses sous mes yeux médusés.
— Alfie n’est en réalité que le second, intervient Luce, comme si cela expliquait sa conduite immature.
— Pourquoi ce ton condescendant ? s’exclame Alfie en cessant sa petite danse. Je ne suis « que second », c’est vrai. Luce a toujours raison. C’est un peu notre marraine la bonne fée, vois-tu. Elle veille sur chaque membre de la brigade. Tu veux jeter un œil à la cuisine ?
Elle est nettement plus large que celle de Greyclaw, le triple environ. Le four tourne à plein régime avec de petites madeleines au fromage à l’intérieur. L’odeur délicieuse de la pâte qui cuit commence à flotter tout autour de nous. Il y a une trancheuse – ma plus mortelle ennemie –, des armoires réfrigérées, un passe très large avec le chauffe-assiettes au-dessus, et des ustensiles rangés un peu partout. Et cette petite zone d’ombre, plus loin, dont je ne vois pas grand-chose.
— Si vous êtes le second, où est le chef ? demandé-je au bout d’un moment.
— Beauchamp ? En vadrouille, répond Alfie dans le vague. Il a d’autres restaurants au Canada dont il doit s’occuper. Et ailleurs, aussi. Au fait, Luce, tu sais où en est le projet du restaurant à New York ?
Il se penche vers moi et prend le ton de la confidence.
— Je suis candidat pour un poste là-bas.
Il y ajoute un clin d’œil chafouin. Je pouffe. Galvanisé par ma réaction, Alfie écarte les bras à la manière d’un chanteur d’opéra, lève haut la tête et entonne « New York, New York ».
— Alfie, s’il te plaît...
Luce tente de le raisonner, mais il la saisit par la taille et la fait tournoyer. Elle manque de renverser un plateau posé en équilibre sur le passe d’un coup de fesse, mais Alfie l’attire à lui juste à temps.
Malgré son timbre fracassant, cette fois, je suis sûre d’avoir entendu des insultes dans la zone d’ombre de la cuisine. Alfie poursuit sa chansonnette, comme si de rien n’était, mais Luce pousse un soupir discret.
— Allons voir le garde-manger, d’accord ? reprend brusquement Alfie, coupant court à sa chanson et lâchant Luce dans la foulée. C’est là que tu travailleras, car on a une place qui se libère. Laisse-moi te présenter à Felix.
Je comprends enfin d’où viennent les jurons. La petite zone d’ombre n’est autre que le fameux garde-manger où un petit homme s’agite, alimenté par une énergie noire. On dirait un lutin avec ses cheveux en broussailles, ses joues roses et son nez en pointe. Et au-dessus de cernes anthracite, je vois apparaître deux yeux ronds comme des billes, furetant partout sans s’arrêter un instant sur nous.
— Felix, reprend Alfie en s’éclaircissant la gorge, ce qui fait sursauter l’homme qui semble finalement prendre conscience de notre présence, voici Maggy Renoy. Maggy, je te présente Felix Hoser.
Felix lève les yeux sur moi et je suis frappée par l’expression qui s’en dégage : une anxiété froide et poisseuse. À le voir aussi nerveux, cet homme a l’air de craindre son ombre.
— Je ne vous avais pas vu, déclare-t-il, penaud. Ça va ?
Brièvement, Felix me serre la main et m’adresse un sourire furtif. Il fait une demi-tête de moins que moi et est très maigre. À croire qu’il s’affame depuis des mois. Ou qu’il bouge trop. Ou bien les deux.
— Felix s’occupe de tous les plats froids du restaurant, explique Alfie. Il est chef de partie dans la section garde-manger. Et comme tu peux le remarquer, il ne lésine pas sur les heures supplémentaires.
L’affabilité dont Felix fait preuve quelques secondes semble s’estomper. Son regard se couvre d’ombre..
— J’ai encore beaucoup de choses à faire, bougonne-t-il en détournant la tête d’un mouvement vif. Et je ne trouve pas la moitié du matériel. Encore un coup des pâtissiers, j’en suis certain ! Ils ne remettent jamais rien en place, conclut-il en serrant les dents.
Alfie me fait signe de le suivre et nous nous dirigeons à l’extrémité de la cuisine, dans le renfoncement d’un mur où s’étend un escalier.
— Si vous allez les voir, ramenez-moi le batteur-mélangeur ! vocifère Felix depuis son coin à lui.
Je suis si surprise de l’entendre crier que je lâche un hoquet. Luce me regarde en riant.
— Felix souffre d’un grave excès de personnalité, me dit-elle.
Nous descendons dans les méandres du bâtiment, là où se cachent une multitude de pièces dont je n’ai pas un instant soupçonné l’existence. Plonge, caves, frigos, congélateurs, c’est une véritable fourmilière.
Nous nous engageons dans une nouvelle salle, piégée dans le carrelage. Fours en marche, les pâtissiers abaissent les pâtes, garnissent des choux, s’occupent des pesées avec la plus grande minutie.
— Voici Disneyland, plaisante Alfie.
Puis, sous le regard de l’un des pâtissiers, il se reprend :
— Non, bien sûr, je rigole. Leur travail est tout aussi dur que le nôtre.
Il me regarde en hochant la tête avec frénésie, cependant, et je ne peux contenir un rire.
— Arrête un peu de faire le clown, Alfie, le reprend Luce. Ho hé ! L’équipe ! les alpague-t-elle avec un signe. Voici Maggy. Dîtes bonjour, bande de noctambules !
J’entends quelques « saluts », un rire ou deux, et je sens leurs yeux se poser sur moi. L’un d’eux me happe à travers la marée de regards curieux. Le teint d’albâtre, la farine plein les doigts, un jeune homme me fixe et je vois un sourire fendre son visage. Un sourire d’une tendresse à faire fondre n’importe qui. Même Greyclaw, tiens !
Quelque peu déstabilisée, je suis Luce et Alfie qui remontent vers la cuisine.
— Voilà, tu connais tout le restaurant, maintenant, me fait Alfie. Je n’ai plus qu’à te montrer l’entrée secrète et...
— Il n’y a pas d’entrée secrète, corrige aussitôt Luce. Il parle de l’entrée du personnel. Et tu la verras dans le cas où tu es sélectionnée pour travailler avec nous.
Elle appuie cette dernière phrase d’un regard lourd envers Alfie.
— Oui, mais ne viens nous casser la figure si tu n’es pas prise, hein ? ricane Alfie. Allez, bon vent !
Il me donne une claque dans le dos et repart d’une démarche de canard. Dès qu’il passe le garde-manger, j’entends la voix stridente de Felix :
— Et le batteur-mélangeur ?!
— Nous aussi, on va s’arrêter là, déclare Luce. J’ai été ravie de te rencontrer. Passe voir Fenella à l’entrée pour récupérer ta veste.
Nous échangeons une dernière poignée de main.
— J’espère avoir très vite de vos nouvelles, confié-je.
— Il y a des chances, me dit-elle.
Je pourrais faire des merveilles ici. Entre le cadre, la débauche de matériel et ce jeune pâtissier au regard chocolat, je serai très vite à ma place. D’un pas aérien, le cœur tressautant d’un enthousiasme rare, je me rends au comptoir d’accueil. Fenella lève aussitôt un regard bienveillant sur moi.
— Vous allez venir travailler avec nous ? me fait-elle en battant des cils.
— Je l’espère, m’enquis-je.
— Vous avez déjà fait du service ?
— Oh ! Non, je vais travailler en cuisine. Avec Felix Hoser, d’après ce qu’on m’a dit.
Les yeux de Fenella s’arrondissent et une lueur de crainte y passe, aussi rapide qu’une étoile filante. Puis, elle feint un sourire.
— Bon courage, dans ce cas, murmure-t-elle en me tendant ma veste.
Chapitre 2 : Un chef et son commis
Il n’a fallu qu’une dizaine de jours avant que je reçoive un appel de Luce. Au bout du fil, sa voix est pleine d’entrain :
— Ça va être super de t’accueillir dans la famille !
Heureusement, trouver un logement à Québec en août n’est pas difficile car les étudiants vont et viennent sans arrêt. Aussi, dégoter un petit studio sur Internet ne m’avait pris qu’une semaine. J’étais à dix minutes en bus du boulot, c’était parfait. Et c’est avec le regard triste que ma mère m’a vu déménager une nouvelle fois et m’éloigner de son ombre protectrice.
Samantha, ma meilleure amie, n’est pas le genre de fille à se dérober lorsqu’on lui demande son aide. Malgré son air précieux, elle met volontiers la main à la pâte. Je me rappelle sans peine de nos cours de biologie où elle était la première à vouloir disséquer grenouilles ou les cours de gymnastique où elle proposait des équipes « filles contre garçons » sans arrêt.
— Qu’est-ce que tu as mis dans celui-là ? jappe-t-elle en passant la porte du studio, les bras chargés d’un énorme carton. Des briques pour te construire une autre pièce?
Elle le laisse tomber lourdement à ses pieds et se masse les avant-bras dans une grimace.
— Ce sont mes livres de cuisine, je réponds avec un sourire. L’anthologie des recettes classiques, Terre et mer : un voyage gustatif… Rien que des volumes d’exception !
— Moi, ce que j’en dis, c’est qu’ils sont exceptionnellement difficiles à transporter, juge Samantha en contemplant un exemplaire de Meilleurs Chefs du 21e siècle et leurs recettes qui doit peser au moins trois kilos.
— Parce que tes bouquins de biologie non, peut-être ? je lui balance malicieusement.
Elle se laisse tomber sur mon matelas à même le sol.
— Déjà, je les prends à la bibliothèque et deuxio, je ne les trimballe pas partout avec moi !
Elle roule sur le ventre et me regarde à travers ses longs cheveux noirs.
— Parlons sérieusement : Greyclaw t’as rappelé ?
Je dois pincer les lèvres pour masquer mon amertume.
— Non.
— Pas de nouvelles ? Rien du tout ?
— Rien de rien.
Samantha semble déçue, mais elle ne peut pas l’être plus que moi. Je me suis promis de contacter Greyclaw si j’étais engagée à l’Hybris et maintenant que c’est le cas, je n’y arrive toujours pas. C’est comme si le téléphone allait me péter au visage. Ou alors c’est mon cœur qui pète. Qui implose chaque fois que je songe à ce chef écorché.
Et au fait qu’il soit célibataire depuis peu.
Après tout, nous nous sommes embrassés, il y a quelques mois. Ça me paraît déjà si loin et pourtant, il ne s’agissait pas d’un rêve.
Samantha attrape mon téléphone et compose un numéro. Puis, elle me le tend, allègre.
— Vas-y, parle-le lui !
— Arrête ça ! hurlé-je, mon cœur s’échappant entre mes lèvres.
Je lui attrape le téléphone maladroitement et à l’instant où je suis prête à raccrocher, j’entends un bref :
— Allô ?
Mon doigt a déjà cogné la touche rouge et un froid intense s’insinue en moi. Je fusille Samantha du regard.
— Tu n’avais pas besoin de t’en mêler ! J’allais l’appeler ! J’attendais juste le bon moment.
— Menteuse, rigole-t-elle.
Elle m’énerve. Je regarde, tremblante, l’écran de mon téléphone mais Greyclaw ne rappelle pas.
— Allez, on va sortir manger quelque chose, clame Samantha en se redressant d’un bond. Je meurs de faim !
On se trouve un restaurant chinois au bout de la rue et on prend des plats à emporter. L’ambiance nocturne de Québec me change de l’ambiancenature que je chéris tant. Ici, l’animation règne dans les rues, les sons et les lumières abondent de partout, les odeurs de nourriture flottent en un savoureux parfum. Samantha insiste pour que je l’emmène voir les façades de l’Hybris..
— Waou ! s’exclame-t-elle en jetant un regard à travers le couloir. Ça a l’air très « select » comme endroit.
Je jette un regard nerveux par-dessus mon épaule. Je souhaite juste qu’on ne nous surprenne pas à lorgner sur l’Hybris. Après tout, je préfère me montrer discrète avant mon « arrivée » officielle d’ici une quinzaine de jours. De plus, je ne sais toujours pas où est cette fameuse entrée secrète évoquée par Alfie... ce qui veut dire que n’importe qui, n’importe quand, peut surgir à tout moment.
— Tu ne veux pas qu’on entre un instant ? propose Sam.
— Non, s’il te plaît, je veux qu’on parte, m’impatienté-je.
À cet instant, deux silhouettes apparaissent sur le porche. Un couple proche de la cinquantaine : elle, vêtue d’une fourrure de raton ; lui, d’un costume impeccable avec une écharpe en soie. Ils cessent leur discussion si abruptement que cela n’a rien de naturel et je comprends que leur regard est fixé sur nous. Nous, et nos vieux jeans, nos pulls à bouloches et nos vestes à capuche. Je ressens leur mépris comme une brûlure et une étincelle de moquerie au fond de leurs yeux, et j’ai le réflexe de tirer subtilement sur mon pull trop court afin qu’il couvre mon nombril. Ils disparaissent dans la direction opposée en reprenant la rumeur d’une conversation quant à moi, j’attrape Samantha par la manche et nous éloigne du restaurant.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’insurge-t-elle. Je te rappelle que c’est l’endroit où tu vas travailler ! Pourquoi est-ce que tu t’enfuis comme ça ?
— Je ne m’enfuis pas… mais je ne veux pas que quelqu’un d’autre nous voie fureter dans le coin !
Samantha éclate de rire. Elle n’imaginepas ce que je ressens. Moi, je l’ai compris dès l’instant où j’ai mis les pieds à l’Hybris : il y a une tenue à respecter et des manières. Samantha n’est pas du genre à se formaliser. Elle n’hésite pas à parler fort au cinéma ou à rire comme une folle dans une bibliothèque, quitte à attirer l’attention sur elle. C’est sûrement ce qu’elle recherche d’ailleurs. Bien qu’avec son physique de déesse indienne, elle n’en ait pas besoin.
On rentre dans le premier bus qui nous reconduit chez moi et je n’ai toujours pas décoléré. À cause de ce regard moqueur et hautain que m’a lancé cette femme ? De Samantha et son comportement puéril ? Il est plus de dix heures quand nous franchissons le seuil de mon minuscule appartement. Je pose nos plats chinois sur la table basse tandis que Samantha file au frigo et s’ouvre une cannette d’énergisant d’un geste du pouce.
Je tamise les lumières et m’installe sur le lit, les bras derrière la tête : ma journée m’a épuisée. Je sens déjà les premières courbatures pointer le bout de leur nez.
— Tu penses que tu vas te plaire là-bas ? me fait soudain Samantha.
Son ton est étrangement rauque, presque gêné. Je la dévisage dans les tons semi-obscurs de la pièce et constate qu’elle évite mon regard.
— Je pense que oui, je réponds.
Elle paraît sur le point d’ajouter quelque chose mais se retient et avale une gorgée de soda. À quoi pense-t-elle ainsi juchée sur mon tabouret ? Je décide de crever l’abcès.
— Pourquoi cette question ?
— Ça semble tellement guindé, lance-t-elle finalement en haussant les épaules. Ça ne te ressemble pas.
— Je peux t’assurer que les cuisiniers sont loin des stéréotypes que tu as vus, rigolé-je en songeant à la danse d’Alfie. J’ai parlé avec eux, ils ont l’air … détendu.
Et là, le portrait de Felix Hoser s’impose à moi. Ses insultes et ses cris perçants bourdonnent dans mes oreilles comme s’il était dans la même pièce. Je décide toutefois de ne pas en parler à Sam.
— Je ne veux pas que tu changes à cause de ces types ! poursuit Samantha, un doigt pointé contre moi. Autrement je leur prescris douze kilos de plomb à chaque pied et je les balance du haut d’un gratte-ciel !
— Tu n’as pas à t’en faire pour ça, je réponds dans un gloussement.
La cuisine m’a déjà changé, mais c’est surtout grâce à Greyclaw et à la découverte de notre passé commun. Je doute que l’Hybris m’en apprenne autant sur moi-même.
Le lendemain et les jours qui précèdent mon entrée à l’Hybris, je subis le défilé constant de ma mère qui m’apporte toutes sortes de plats déjà préparés. Elle profite de sa venue pour nettoyer mon appartement et lancer des lessives. Une vraie tornade. Aucun moyen de l’arrêter. J’ai beau lui dire que je compte m’en occuper, elle lève les mains au ciel.
— Et tu comptes commencer ton nouveau travail avec des vestes de travail aussi mal repassées ? Regarde, c’est plein de plis !
Et elle se remet à la tâche avec une ardeur à toute épreuve. Je dois admettre que je me suis laissée aller à un rythme paresseux : lever à onze heures, petit-déjeuner devant ma minuscule télé (récupérée de chez Samantha), une vague lecture de quelques-uns de mes livres de cuisine, quelques messages échangés avec Daisy ou Sam et un film pour m’endormir le soir. Je sens déjà que la reprise sera dure, mais ma mère me trouve toutes sortes d’excuses pour justifier mon comportement.
— À voir comme ce Greyclaw te faisait travailler, ce n’est pas étonnant que tu récupères ton sommeil maintenant !
Même si je ne relève pas son « ce Greyclaw », j’avoue à demi-mot qu’elle n’a pas tort. La réussite de mes examens en juin dernier m’a volé toute l’énergie que j’avais accumulée sur le long terme. Maintenant, je compense au mieux pour reconquérir ma motivation.
Ce dimanche, veille de mon entrée officielle à l’Hybris, je consulte une énième fois la carte du restaurant.
La Salade gourmande
Salade mesclun et son œuf bio poché, magret de canard, tomates cerise à l’huile de basilic, pignons de pin rôtis et croûtons aux olives noires
Le Foie gras
Foie gras de canard, cornes d’abondance et queue de bœuf, cuit au torchon, chutney de prunes marinées au soja et crumble de cerise à l’aigre-doux, écume de cidre
Les Cèpes
En velouté comme un cappuccino, vapeur de foie gras et chantilly d’orties
Le Crabe
En tartare
Mayonnaise aux poivrons et avocat lula, lime et gingembre, poudre de wasabi et vanille
Le Turbot côtier
Cuit meunière, fenouil à la camomille et bouillon aneth et rhubarbe
Le Homard
Rôti et glacé dans son jus à l’absinthe, pommes de terre écrasées et fenouil confit au thé vert
Le Filet de bœuf
Poché dans un bouillon d’olives et sarriette, fleur de courgette farcie
Marmelade de tomates vertes et sauce vierge aux girolles et amandes fraîches
La Canette
Aux épices douces, cube de risotto au safran, navets caramélisés et baies d’anis
Je peux dire à présent que je la connais par cœur. Tandis que je la parcoure une dernière fois, je reçois un message :
— Pourquoi m’as-tu appelé ?
Mon cœur rate un battement : c’est Greyclaw. Il me répond avec plusieurs jours de retard, mais il a fait l’effort de le faire. Mes doigts tremblent sur le clavier lorsque je lui réponds :
— Une fausse manipulation. Comment allez-vous ?
J’envoie et tente d’apaiser mon rythme cardiaque. J’essaie de reprendre ma tâche là où je l’avais laissée, mais rien n’y fait, j’ai le regard rivé sur mon téléphone. Seulement, les minutes passent et Greyclaw ne me répond pas.
Quel idiot ! Toujours à se faire désirer !
Je jette mon portable et vais me faire réchauffer le reste d’un gratin de gnocchis préparés par ma mère. Tandis que j’observe le plat tourner au son d’un grondement léger, je songe à mon chaotique parcours sentimental. Je ne veux pas m’avouer que j’ai un léger béguin pour Greyclaw… OK, peut-être un peu plus. Malgré les mois passés à se titiller, s’ignorer et se disputer, j’ai encore ces espèces d’anguilles au creux de l’estomac qui frémissent dès que je pense à lui. J’ai son comportement en horreur : il est froid, distant, parfois narquois. Et son physique alors ?
Il est loin d’être désagréable à regarder, j’admets, m’asseyant au bord du canapé avec une bouchée de gnocchis brûlants dans la gueule. Il est grand, et mince, avec un teint pâle et des yeux couleur de l’acier. Quand j’en dresse mentalement le portrait, tous ses détails rentrent en adéquation pour former un tout qui paraît étrangement bien coordonné. Il est bien plus qu’une simple image, il dégage quelque chose. J’ai du mal à saisir quoi.
Soudain, mon téléphone se met à sonnerà côté de moi. Je me redresse et l’attrape d’une main. Greyclaw m’appelle !
Ma voix tremble lorsque je décroche :
— Chef ?
Je me confronte à un silence de trois longues secondes, puis à un soupir faussement agacé.
— J’ai un prénom, tu sais.
Je souris. Mon cœur tressaute.
— Alistair, je bredouille.
— Maggy, réplique-t-il d’une voix égale. Quelles sont les nouvelles ?
— J’ai un job, lancé-je en reprenant un peu de ma contenance. À l’Hybris, un restaurant étoilé à Québec, vous connaissez ?
Je l’entends lâcher un « Ah » intéressé, puis il se tait.
— Non, répond-il finalement. Je devrais ?
L’agacement me gagne.
— C’est un restaurant étoilé ! précisé-je. Ça ne court pas les rues !
Apparemment, il n’est pas prêt de me féliciter. Moi qui espérais l’impressionner, j’ai le sentiment que la tâche requière des efforts monumentaux.
— Je vais être commis, je poursuis, je commence demain pour une durée indéterminée.
— Tu vas vite regretter l’Auberge, me dit-il. Ils ne sont pas aussi sympas dans les autres maisons.
Les « autres maisons », c’est le langage utilisé pour parler des autres restaurants côtés. Et Greyclaw, sympa ? Là, je me marre.
— Vous m’avez bien formée, je ne m’inquiète pas, répliqué-je un peu amère.
En d’autres termes, il m’a habitué à des horaires longs et contraignants et à son humeur de chat mouillé.
Je lui demande comment se portent les affaires. Il reste vague, me précise que Daisy est toujours aussi « désagréablement bavarde » et qu’Eliott se trouve être tout aussi ingérable qu’elle. Selon lui, les deux n’arriveraient plus à se lâcher depuis quelques jours, à son plus grand déplaisir. Pour ma part, je suis ravie pour Daisy. Et si ça peut énerver Greyclaw en prime, je suis d’autant plus satisfaite.
— Tu sais, j’étais très sérieux tout à l’heure, reprend-il tandis qu’un blanc meuble notre conversation. Tu viens d’entrer dans le bassin des requins.
La colère m’étouffe. Je réplique sèchement :
— Je m’en sortirai très bien, merci.
— Nous verrons.
Notre conversation s’arrête là. Je raccroche, le pouce tremblant, les lèvres frémissantes. Pour qui se prend-il, nom d’un chien ? Il est passé maître dans l’art de me faire douter et je n’ai vraiment pas besoin de ça la veille du jour le plus important de ma vie.
C’est plutôt lui qui va me regretter, je fulmine intérieurement.
Cette nuit-là, je tourne bien une heure dans mes draps avant de trouver le sommeil. Les visages de Greyclaw et Régina dansent devant mes yeux et leurs voix résonnent désagréablement :
— Elle va me regretter, Maggy. Oh ! Oui, la fille d’Octave est pleine de regrets !
Soudain, je suis aspirée dans un siphon de souvenirs douloureux : les couloirs pâles et froids de l’hôpital, ma mère qui s’effondre dans les bras de ma grand-tante Bonnie, le cercueil en bois laqué reposant dans la terre humide, cette constante envie de vomir sans pourtant n’avoir rien dans le ventre et toutes les accolades, les étreintes, les embrassades qui n’ont aucun sens pour moi. Mes petites mains d’enfant se referment sur le couvercle. Je m’entends appeler « Papa… » dans un murmure à peine audible. Mes ongles fendillent la laque. Je ne veux pas le laisser partir. Pas comme ça.
Je ne lui ai même pas dit « Adieu ».
Je me réveille en sueur, le cœur battant comme si je terminais un marathon. Je bascule sur le côté du lit et vomis les gnocchis sur le plancher sombre. Mon estomac se creuse, ma gorge se noue puis se dénoue et tout mon corps suinte. Lorsqu’enfin, je parviens à me redresser en position assise, j’ai l’impression qu’un poids-lourd m’a roulé dessus. Je suis vide et victime d’une tristesse pesante comme une fièvre. Je n’avais pas rêvé de Papa depuis des années… Pas comme cela, du moins. Je jette un regard à mon réveil : quatre heures et demie. Il va falloir que je nettoie le sol avant de me rendormir…
Je pense que la matinée ne peut commencer plus mal lorsqu’un rayon lumineux me titille la paupière et que j’ouvre un œil visqueux. Il fait jour… et il est neuf heures passées !
Je lâche un grand cri en bondissant hors des draps et me précipite à la salle de bains. Mon reflet est translucide, presque bleu, et j’ai d’horribles cernes qui coulent sous mes yeux gonflés. Honnêtement, je ferais peur au Comte Dracula.
Je m’habille à la hâte, épaule mon sac et sors en claquant la porte.
Je n’arrive pas à croire que tu es en retard pour ton premier jour, Maggy ! Décidément, quelle gourdasse !
J’attrape le bus de justesse et prie pour que les dix minutes de trajet ne soient que cinq… Autour de moi, les gens se transforment en une espèce de brume épaisse. Je n’entends que des rumeurs de conversations.
Lorsque je reconnais les arches en béton, je bondis hors du bus et me met à courir comme une dératée en direction du restaurant. J’arrive en nage, le souffle court. Je suis furieuse contre moi-même, furieuse contre le trafic, et furieuse contre Greyclaw (pour changer).
— Salut Maggy.
Je me retourne sur le beau visage en pointe de Fenella. Ses grands yeux m’observent avec une lueur d’inquiétude. Je lui réponds un « salut » craché en même temps que mes poumons.
— Tout va bien ? me lance-t-elle.
Non, rien ne va. C’est une catastrophe !
— Je … cherche l’entrée… du personnel…
J’essaie de retrouver une respiration normale, mais rien n’y fait. Je suis encore affaiblie par ma nuit horrible. Fenella range son MP3 dans une des poches de sa veste et me fait signe de la suivre. Elle porte un ensemble sportif où apparaissent les initiales d’un club de boxe.
Son allure tranche carrément avec son tailleur de la veille.
Nous faisons le tour du bâtiment par une rue étroite. Fenella s’arrête devant une porte toute rouillée face à un local à vélo.
— C’est ici, me fait-elle. C’est vrai que ça peut être difficile à trouver quand on ne connaît pas.
Elle sort un badge et, d’un geste, le fait biper devant un minuscule boîtier.
— Entre donc ! Bienvenue dans le repaire de James Bond !
Elle ne saurait mieux dire. Nous voilà en train de descendre un escalier en colimaçon dont les marches en fer résonnent sous nos pas. Puis, Fenella s’engage dans un couloir avant de s’arrêter devant une nouvelle porte.
— C’est le bureau de Luce, me dit-elle. Je pense qu’elle doit te donner ton badge avant toute chose.
Je la remercie d’un sourire avant qu’elle ne tourne les talons – je suis toujours incapable de faire une phrase tant je souffle. L’estomac contracté, je toque et Luce ouvre presque dans la seconde qui suit.
— Ah ! C’est toi ! me lance-t-elle, l’air réjoui. Entre, viens !
Je me morfonds en excuses tandis qu’elle me sert un grand verre d’eau à la fontaine.
— Ne t’inquiète pas, me dit-elle en balayant mes soucis d’un geste de la main, ça peut arriver à tout le monde. Ce n’est qu’une petite vingtaine de minutes, rien de grave.
Je suis soulagée, même si je ne le montre pas. Apparemment, Luce a une façon bien à elle de gérer le personnel. Toutefois, elle n’a pas l’air de vouloir me réprimander. Je commence à me détendre et avale le verre d’eau qu’elle me tend.
— Voici ton pass, poursuit-elle en faisant glisser une carte magnétique sur son bureau, et voici ta clé de vestiaire, une copie de ton contrat et ta carte repas.
Elle se lève et emporte une série de clés dans son sillage. Je la suis dans l’étroit couloir aux murs plâtrés en tâchant de dessiner un chemin dans mon esprit.
— Quand tu seras changée, file en cuisine ! me lance-t-elle avec un clin d’œil. Ils t’attendent tous impatiemment…
Cette nouvelle ne fait que renforcer mon stress.
Lorsque je ressors en tenue de guerrière, j’ai l’impression que je vais m’évanouir. Ou re-vomir. L’un comme l’autre, ça ne me plaît guère. Je me hasarde à travers les couloirs, dans l’espoir de reconnaître un détail qui puisse m’aider à trouver les escaliers. L’heure tourne... où suis-je tombée, bon sang ?
Je suis prête à retourner voir Luce, sur le point de craquer, quand je tombe nez à nez avec un jeune homme asiatique en tenue de cuisinier. Je suis si soulagée de le voir que je lâche un grand cri de victoire qui semble l’effarer.
— Dis-moi, est-ce que tu peux m’indiquer la cuisine ? C’est mon premier jour et je me suis perdue !
Il parait désorienté pendant quelques courtes secondes, comme s’il avait perdu l’habitude de parler aux gens puis bafouille quelque chose d’incompréhensible.
— Ne lui parle pas à lui ! Il ne comprend rien !
Sa voix me glace le sang avant même que je ne le voie arriver dans mon champ de vision : Felix Hoser.
Les manches retroussées sur des avant-bras fins comme des brindilles, il se dirige vers nous sans nous regarder, une bassine dans les mains.
J’ouvre la bouche pour le saluer mais il me coupe, furieux.
— C’est le moment d’investir dans une montre ! Ici, moi j’commence à huit heures et demie. Alors achètes-en une ! aboie-t-il en se retournant, puis relevant sa bassine en équilibre sur son épaule. Tu bosses avec moi, hein ?
— Oui, déclaré-je.
Je l’entends marmonner un juron. Je rêve ou quoi ? Ce gars est aussi aimable qu’un chien qui a la rage.
Je suis docilement Hoser et je remarque du coin de l’œil que le jeune asiatique est resté dans mon ombre. Quand nous arrivons à l’étage de la cuisine – que je reconnais enfin ! – il se sépare de nous en silence.
— Ça sert à rien de lui causer à lui, me répète Felix en désignant le jeune garçon d’un coup de menton dédaigneux. Il parle pas français. Et il fout la merde partout. C’est un stagiaire.
À son ton, on devine qu’il n’y a rien de positif à être stagiaire, visiblement.
— Avec qui travaille-t-il ? demandé-je.
— Ah ! Mais j’entends une belle voix féminine, dites-moi !
Alfie débarque du côté du garde-manger, tout sourire, son tablier souillé de traces de doigts oranges.
— Première grande journée ? me lance-t-il en me donnant un coup de coude complice. T’es prête à faire un malheur ? Méfie-toi de Felix, il est beaucoup moins tolérant que moi sur les horaires.
Felix pousse un grondement de chat furieux. Alfie me prend par l’épaule et me présente à l’équipe – tous des hommes. Je rencontre donc les chefs de partie : saucier et entremétier. Dans la profusion de visages qui me sourient ou me saluent, je reconnais celui du jeune stagiaire asiatique – Kim, comme le présente Alfie.
— Tu tombes la bonne semaine, en plus, ajoute Alfie en m’emmenant contre lui comme il le ferait pour un ami. Le chef sera là vendredi durant toute la journée. J’espère qu’il aura de bonnes nouvelles pour moi !
Dans un sourire, je repense à sa danse « New York, New York ». Quand enfin Alfie décide de me lâcher, je retourne auprès de Felix dont les yeux me sondent avec mauvaise humeur.
— Quand tu auras fini de bavarder, tu pourras peut-être commencer à bosser, me jette-il entre ses dents. Non seulement tu te pointes avec une demi-heure de retard, mais en plus tu te pavanes !
Je m’arrête, stupéfaite, le cordon de mon tablier à peine noué entre mes doigts.
— Ça ne m’arrive jamais, je réponds, confuse. En principe, je suis toujours à l’heure au travail.
Je préfère ne pas lui exposer les détails de mon rêve – et accessoirement de ma vie –, car je sens qu’il n’a pas la patience de l’endurer.
Il pince les lèvres si finement que je les vois presque disparaître.
— Tiens, dénerve-moi le foie gras, dit-il en sortant deux lobes de foie gras cru de la bassine.
Je n’en ai jamais dénervé. Travailler le foie gras était une grande nouveauté.
Hésitante, je saisis les lobes dégoulinant de lait mais Felix s’insurge dans mon dos.
— Et les gants ?! Ils ne sont pas assez bien pour toi, peut-être ?!
Je m’empresse d’enfiler une paire de gants – je ne trouve que du « L » dans la cuisine – et ouvre ma mallette à couteaux, le front luisant de sueur.
Il me faut un petit couteau pour attraper les nerfs…
Mais Felix n’en a pas terminé avec moi.
— Qu’est-ce que tu fais ? Il faut les rincer ! Passe-les sous l’eau froide, allez ! On a pas toute la matinée !
Debout devant mon minuscule petit évier, j’ai l’impression d’être une Cendrillon en train de subir les ordres de sa marâtre.
« Tu vas regretter l’Auberge. »
Ses paroles prennent d’autant plus de sens à présent. Je sens un petit pincement au cœur tandis que je frotte doucement les lobes sous le filet d’eau.
Dénerver un foie gras, en fait, ce n’est pas si difficile. Lorsque je finis par avouer à Felix que je ne l’ai jamais fait – et que je récolte dans la foulée son rire méprisant –, je comprends que les lobes doivent être divisés en deux parties, qu’il faut l’effriter le moins possible et, à l’aide d’un couteau d’office, retirer les nerfs qui zigzaguent dans la chair.
— Ça doit te prendre vingt minutes à tout casser pour faire tout ça, braille Felix dans mon dos. Au lieu de quoi, ça fait plus d’une heure que tu le tripotes ton foie gras !
Merde, mais il est pire qu’un tortionnaire !
J’essaie de détendre l’atmosphère à une ou deux reprises en lui adressant un sourire mais Felix se contente de détourner le regard.
— Alors, il n’est pas trop dur avec toi ?
Alfie débarque de notre côté de la cuisine, un torchon entre les mains. Si moi je n’ai pas arrêté de trimer depuis ce matin, lui n’a pas cessé de rigoler. Je l’ai entendu blaguer avec l’entremétier, faire le beau devant les serveuses, et l’ai vaguement vu attraper une poêle pour cuire je-ne-sais-quoi. J’ouvre la bouche pour lui répondre mais Alfie se tourne vers Fenella qui vient d’entrer.
— Hé ! Bella ! Danse avec moi, Bella !
Il s’avance vers elle qui l’esquive en le narguant de son plus beau sourire. En moins d’une seconde, elle est déjà dehors et Alfie reste figé, les bras ballants.
— Ça… c’est ce qui s’appelle un gros vent. Elle n’a pas idée de briser mon petit cœur de la sorte.
Je ricane. Alfie paraît satisfait et repart au travail en faisant mine de sangloter.
— Tu t’entraîneras chez toi, me lance Felix avec une grimace tandis que je déveine le dernier lobe. Tu n’es clairement pas assez rapide.
Et comment veux-tu que je ramène vingt kilos de foie gras chez moi ? Bien que sur les nerfs, je me contente d’acquiescer.
Il est enfin onze heures. Les autres commencent à sortir de la cuisine pour aller manger et je suis le mouvement général. Pourtant Felix m’arrête.
— Combien de minutes de retard tu as eu ce matin ? me fait-il d’un ton acide.
— Vingt-cinq, je réponds, agacée qu’il n’ait toujours pas tourné la page.
— Le temps de la pause, en somme.
Il hausse les épaules, attrape un fruit sur la table et désigne le poste.
— Que ce soit nettoyé quand je remonte…
Et il disparait dans les escaliers.
La faim me tenaille l’estomac. Quelle idée stupide de ne pas aller manger ! Mais je refuse de le laisser gagner. Il me teste, il teste ma volonté, c’est tout. Si je tiens cette fois, il verra que je suis vraiment motivée. Et il finira peut-être par oublier le retard de ce matin.
Durant tout le temps que dure la pause-repas, tout le monde semble m’avoir oubliée. Je reste seule dans la cuisine silencieuse, en compagnie du ronron du four en marche, en plein nettoyage de mon poste. Il faut dire que j’ai mis un sacré bazar ! Entre le bac dégoulinant de lait, les traces d’eau et les morceaux d’essuie-tout garnis de nerfs rouges, je m’étonne même que Felix ne me l’ait pas reproché plus tôt.
Enfin, je vois les premiers cuisiniers revenir dans une véritable cacophonie. Ils passent tous devant moi comme si je n’existais pas, si ce n’est Kim, qui dépose un petit objet rond emballé dans une serviette sur mon poste propre. Puis il s’enfuit, comme si je l’avais effrayé. Curieuse, je développe la serviette en papier et vois qu’elle renferme une miche de pain. C’est mieux que rien, songeais-je en croquant dedans et remerciant Kim d’un geste discret. Pour un garçon qui est sensé « ne rien comprendre », il a plutôt bien cerné le chantage de Felix à mon égard.
— Alors, c’est propre ? jette Felix dans mon dos.
Je cache le morceau de pain dans ma poche d’un geste nerveux. Felix vérifie le poste d’un œil critique et ne trouve visiblement rien à redire. Puis, il se redresse vers moi, les yeux plissés.
— Et la planche ? Les couteaux ? Rien n’est en place. Comment veux-tu qu’on commence le service dans ces conditions ?
Je souffle, sous le choc.
— Tu ne m’as pas demandé de mettre quoi que ce soit en place, répliqué-je en hochant frénétiquement la tête.
Ou peut-être que si... et j’aurai oublié ?
Felix a un rictus qui dévoile un éventail de dents blanches et fait remonter ses joues si haut qu’elles réduisent ses yeux à deux fentes. Pour le coup, il ressemble à un angelot. Un angelot avec un je-ne-sais-quoi de démoniaque.
— Je ne devrais même pas avoir à le dire. Tu es commis, oui ou non ? Alors prépare-moi ce poste pour le service, allez !
À l’Auberge de la Louche d’Argent, Greyclaw m’a appris à installer un poste. Aussi, ça n’a rien de bien complexe : une planche de couleur, un bocal de cuillères, deux couteaux prêts à l’utilisation...
— Les premiers clients sont arrivés ! lance Alfie tandis que j’entends un serveur lui passer le mot. Messieurs... préparez-vous ! Messieurs et madame, rectifie-t-il d’un ton désolé.
Un premier bon sort et Felix réalise l’assiette seul, sans rien m’expliquer. J’observe attentivement, tâchant de dresser un portrait mental de chaque assiette. Les produits sont beaux et semblent délicieux. Je le regarde jalousement trancher le foie gras et le poser sur une ardoise noire, puis réaliser une quenelle de chutney, le recouvrir d’un crumble aux cerises gourmand, puis finaliser par une écume de cidre qu’il a monté dans un coin. Il dispose quelques fleurs de bourrache en décoration et dépose l’assiette sur le passe. Propre, nette, efficace.
Toutes les entrées y passent : la salade gourmande avec son délicieux œuf poché au centre, ses feuilles luisantes, ses tomates pleines de brillance. Le velouté de cèpes avec ses senteurs alléchantes et le tartare de crabe et ses couleurs pétantes. Les odeurs sont douces, chaudes, sucrées. Le service me laisse le temps de toutes les découvrir.
— Tu vas faire les prochaines, me lance Felix tandis que Fenella pénètre dans la cuisine en tenant un nouveau bon.
Je m’y applique avec le plus grand soin tandis que Felix surveille le moindre de mes gestes.
— Pas ici la fleur ! Regarde, ton foie gras n’est même pas droit... et non, n’y touche pas ou tu vas laisser des traces de doigts. Laisse comme ça, c’est trop tard maintenant.
— Felix ! Détends-toi ou tu vas encore perdre un commis ! rigole Alfie.
Felix le rejoint afin de lui répondre quelque chose de sec et brutal que je n’entends pas. Fenella s’avance pour prendre les assiettes.
— Merci, me glisse Fenella en prenant les assiettes avec grâce.
Elle en a deux dans une main et une troisième dans l’autre.
— Tu es douée, je lui dis.
— Je t’apprendrai si tu veux, répond-elle. Ce n’est pas si compliqué une fois que tu as saisi le truc.
— Il faudrait juste que je ne laisse pas de « traces de doigts ».
Nous nous mettons à rire doucement puis, Fenella bat en retraite sous l’air acrimonieux de Felix qui revient parmi nous. Je suis tentée de la suivre en courant.
— De quoi vous parliez ? m’alpague-t-il.
Mêles-toi de tes affaires, toi.
— Elle m’expliquait comment elle faisait pour tenir trois assiettes, je réponds et Felix soupire.
— Pourquoi, tu veux travailler dans le service ?
— Non…
Mais apprendre un peu plus ne pourrait pas me faire de mal, visiblement.
— Ne leur demandes jamais rien, lâche-t-il. Ils ne comprennent rien.
— Eux non plus ?
Felix me jauge d’un regard sombre. Je pique un fard sans pour autant baisser les yeux.
— Où est-ce que tu travaillais avant ?
— À Bourg-Soissy.
— Pas où précisément ! s’agace-t-il. Mais où, dans quel genre d’endroit ?
— À l’Auberge de la Louche d’Argent, répliqué-je en bombant le torse. Chez le Chef Greyclaw.
Si l’Auberge révèle un rictus sur son visage, ce n’est rien lorsque je cite Greyclaw. Sa réaction est sans équivoque : il le connaît.
— Je comprends mieux, maintenant, fait-il et un sourire mauvais se dessine sur ses lèvres. Ce type est un has-been total. Il a foutu l’argent de son père par les fenêtres en reprenant l’auberge alors qu’il n’avait pas fini sa formation. Pas étonnant qu’il ait été aussi mollasson avec toi.
Je serre les poings. Greyclaw, un has-been ? Mollasson ?!
— Alors, je te le dis une bonne fois pour toutes. Ici, tu n’écoutes que moi. Si tu veux apprendre, tu dois faire ce que je te dis. T’as compris ?
Je le trouve plein d’arrogance et ne peut m’empêcher de répliquer.
— Et toi, dis-je, tu viens de quel endroit ?
— Du Restaurant de l’Ambassadeur, me répond-il d’une traite, comme s’il s’attendait à la question. Le premier restaurant du chef Beauchamp.
Ah ! Ce type connaît bien le chef exécutif, raison pour laquelle il a autant d’importance dans l’équipe. Mais je sais reconnaître une tête de pioche et ce type-là a tout l’air de me préparer pour mes pires mois à venir. Il me rappelle vaguement ce garçon qui m’avait dans sa ligne de mire à l’école primaire. Je venais de perdre Papa et je suppose que c’était la période idéale pour me transformer en tête de turc.
En effet, je ne parlais plus aux autres, je ne jouais plus et mes résultats scolaires étaient catastrophiques. Résultat ? Kevin Hubling avait pris un malin plaisir à m’ennuyer quotidiennement : vol de trousse, cartable saccagé, moqueries, etc. Jusqu’au trop-plein. Je m’étais jetée sur cette petite terreur et lui avait fait bouffer ses dents. Du moins, c’est comme ça que je m’en souviens, mais la vérité était sans doute plus nuancée. Maman avait été convoquée par la directrice afin de parler de mon comportement violent. Le garçon avait été « férocement secoué » d’après elle. Plus de peur que de mal pour tout le monde, mais moi j’en voulais à la terre entière.
Régina m’avait fait sortir de mes gonds, quelques mois en arrière. Si Greyclaw n’était pas intervenu, je l’aurai sans doute assommé avec une poêle. Seulement, parmi ces deux enquiquineurs, Felix est un sérieux concurrent pour la médaille d’or.
Le service se poursuit sur une note amère. Felix me reprend sur beaucoup de gestes, me lance quelques critiques gratuites et poursuit le travail de son côté tout en me fixant d’un air malveillant. Lorsque les derniers clients finissent leurs desserts et qu’Alfie annonce que nous pouvons rentrer, je soupire discrètement. J’ai atrocement mal aux jambes et une veine palpite à ma tempe gauche.
— Bravo à tous ! Très bon service, nous lance Alfie. Je veux tout le monde de retour à dix-huit heures.
Je consulte l’horloge murale : il est déjà trois heures. Ce qui est sûr, c’est que je vais faire des heures supplémentaires ici.
— Il t’a privé de repas ?!
Je ne sais pas ce qui m’a pris d’appeler Sam alors que je connais ses réactions sur le bout des doigts.
— Et tu n’as rien dit ?! s’offusque-t-elle davantage.
— D’accord, j’ai eu tort de ne rien faire, j’admets sombrement. Mais j’ai pensé que c’était un test.
— Un test pour quoi ? Tu es engagée, non ? Ah ! Je le déteste déjà ! À ta place, j’en parlerai à Luce si ça se reproduit.
Et j’espère que ce ne sera pas le cas.
En revenant à dix-huit heures, j’ai un peu d’avance. Je m’attarde dans les couloirs afin de retenir mentalement l’emplacement des différentes pièces : la boucherie, les congélateurs, la cafétéria (avec une télé), les vestiaires, l’escalier, la pâtisserie.
Elle n’est occupée que par une personne à cette heure-ci. Un jeune homme au crâne rasé et à l’air pleinement concentré. Les odeurs de sucre chaud me chatouillent les narines. Je m’approche à pas de loups tout en le regardant faire.
— C’est toi la nouvelle ?
Je n’ai pas fait attention, mais son regard est fixé sur moi. Des yeux doux, de la couleur du chocolat, et surmontés de longs cils noirs. Mon cœur s’emballe légèrement sous ma veste de cuisine.
— Je suis Keith, un des pâtissiers... au cas où tu ne l’as pas encore remarqué, glisse-t-il avec un sourire.
— Moi, c’est Maggy, me présenté-je à mon tour. Qu’est-ce que tu fais exactement ?
Ses doigts manipulent délicatement un couteau dont la lame retient un fin papier doré de la taille d’un ongle. Il le dépose ensuite sur un tas de fruits rouges surplombant un gâteau au glaçage marmoréen.
— Ces petits bouts de papier qui ressemblent à de l’aluminium, ce sont des feuilles d’or, déclare-t-il, l’air toujours aussi concentré. On les utilise pour garnir nos desserts. Ça ajoute un certain charme.
— Et vous ne les servez pas par hasard dans les assiettes aux diamants ?
Keith me regarde avec un sourire au coin.
— Tu rigoles ? Celui-là sera servi dans une assiette de glace.
Et afin de prouver ses dires, il m’amène dans un congélateur gigantesque où sont entreposés des morceaux de glace taillés en forme d’assiettes.
— Ici, l’expression « mettre les petits plats dans les grands » prend tout son sens, pas vrai ?