Chapitre 1
Londres
— Selina, ma chère ? Quelqu’un ici souhaite vous rencontrer.
Lady Selina Bellamy se tourna au son de la voix de sa tante Ellen, la Vicomtesse Fitzroy, et se retrouva face à l’homme le plus beau qu’elle ait jamais vu. Il était grand et svelte, avec des cheveux blond foncé et des yeux bleus malicieux. Un dieu grec fait de chair et de sang. Apollon descendu du mont Olympe pour s’amuser avec de jeunes filles sans méfiance.
— Lord Shelton, voici ma nièce, Lady Selina Bellamy, dit sa tante, pour une fois sans un sourire.
Selina fit une révérence.
— Je suis ravie de faire votre connaissance, mon Seigneur.
— Tout le plaisir est pour moi, ma Dame.
Lord Shelton porta sa main à sa bouche, mais n’osa laisser ses lèvres toucher son gant.
— Je suppose que je suis en retard ?
Elle pencha la tête.
— En retard ?
— Je crains que vous n’ayez accordé toutes vos danses et que vous n‘en ayez même pas une à m’accorder ?
Son expression tragique aurait pu être convaincante si on n’avait pu distinguer le rire qui dansait dans ses yeux.
— Il se trouve que j’ai une danse libre pour le souper, car mon partenaire a été appelé pour une urgence.
— Ah, oui, ce pauvre, pauvre homme…
Selina fronça les sourcils.
— Vous savez qui était mon partenaire et ce qui lui est arrivé ?
— Non, admit-il. Mais toute personne qui doit abandonner une danse avec vous est un pauvre, pauvre homme.
Selina se mit à rire.
— Je compterai les minutes jusqu’à la danse du souper, dit-il, avant de s’incliner devant les deux femmes, et de s’éloigner gracieusement dans la foule.
Sa tante se rapprocha et murmura :
— Eh bien. C’était terrible.
— Vous pensez ? demanda Selina, confuse.
— Cet homme ne devrait pas être autorisé à s’approcher à moins d’une lieue d’une jeune femme bien élevée. La seule raison pour laquelle Shelton est reçu quelque part, c’est par courtoisie envers le Duc de Chatham.
Selina, qui admirait les larges épaules élégantes et la taille fine de Lord Shelton, se tourna face au ton hostile de sa tante.
— Mais… qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Shelton est l’héritier de Chatham et pourrait très bien devenir duc si Chatham ne se remarie jamais, ce qui est une possibilité réelle, mais cet homme ne vient pas de la bonne société.
— Qu’a-t-il fait ?
— Je n’aime pas répéter les potins, mais vous devriez connaître son histoire, car ce maudit homme est simplement trop beau et charmant pour la tranquillité d’esprit d’une femme.
Elle se pencha encore plus près.
— Il y a plusieurs années, il a eu une liaison avec la fille de Sir John Creighton. La fille était très jolie, mais la famille n’est pas riche et son père est un inconnu. Shelton a emmené la fille se promener dans sa calèche. Ils étaient seulement tous les deux et ont été surpris par le mauvais temps, et se sont retrouvés bloqués. Il aurait dû lui offrir le mariage par la suite, que quelque chose se soit passé entre eux ou non, mais il n’a rien fait. Environ un mois plus tard, la fille a découvert qu’elle était enceinte.
— Et c’était Lord Shelton, le père ?
Tante Ellen haussa les épaules.
— Ça n’a guère d’importance, Selina. Le fait est que Shelton n’a rien fait pour réparer les dégâts qu’il a causés. C’est son cousin, le Duc de Chatham, qui est intervenu et a trouvé un mari convenable à la jeune fille.
Elle fit entendre un claquement de langue.
— La pauvre femme vit maintenant cachée dans une horrible campagne avec son mari un peu rustre et, probablement, le bébé de Shelton.
— Mais vous ne savez pas si l’enfant est bien le sien ?
Sa tante lui lança un regard douloureux.
— Ça n’a pas d’importance, répéta-t-elle.
Selina pensait que si, mais elle garda son opinion pour elle.
— Pourquoi m’avez-vous présentée à lui s’il est un tel vaurien ?
— Parce qu’il est l’héritier de Chatham, répéta tante Ellen.
Elle tapota la main de Selina.
— Il n’y a pas de mal à danser avec lui, mais ne vous laissez pas entraîner dans quelque chose… d’imprudent, hmm ? Par-là, je veux dire pas de promenade sur la terrasse, pas d’entrée dans des pièces inoccupées, ce genre de comportement.
Tante Ellen tendit la main et lissa son front avec son index entre les sourcils de Selina.
— Ne faites pas cette mine contrariée, ma chère, ça fait apparaître une vilaine ride. Vous êtes simplement trop belle pour faire autre chose que sourire tout le temps. Rappelez-vous, ma chère, c’est ce que les messieurs aiment : de jolies dames souriantes et agréables.
Selina n’était pas agacée par l’ordre de sa tante de sourire, elle avait entendu cette injonction de sa propre mère un nombre incalculable de fois. Ce qui l’irritait plutôt, c’était la rapidité avec laquelle les rumeurs se répandaient parmi la haute société, comme celle sur Lord Shelton. Sa tante ne savait pas si l’enfant était celui de Shelton, mais cela n’avait tout simplement aucune importance. Lorsqu’on veut noyer son chien, on dit qu’il a la rage…
Elle n’aurait peut-être pas été aussi compréhensive envers ce charmant lord si elle n’avait pas elle-même été la cible de ragots, bien que ce ne soit pas à cause de quelque chose qu’elle aurait fait, mais à cause du penchant de son père pour le jeu. Toute la haute société savait que Selina et ses cinq frères et sœurs étaient pauvres comme Job à cause du comte d’Addiscombe qui avait dilapidé non seulement sa propre fortune, mais aussi les dots de ses filles. Même les rats étaient mieux lotis, car au moins ils avaient un toit au-dessus de leur tête, ce qui pourrait bientôt ne plus être le cas pour la descendance du comte.
Mais aucune des rumeurs sur votre père n’est sans fondement, n’est-ce pas, Selina ? Peut-être qu’il y a aussi un peu de vérité dans l’histoire de Shelton.
Elle devait admettre que c’était peut-être vrai. Lord Shelton avait bien un air de débauché. Non pas que la réputation de Lord Shelton, qu’elle soit méritée ou non, ait la moindre importance. La triste vérité était que Shelton était un homme pauvre. Si Selina voulait sauver sa famille des malversations de son père, alors seul un mari riche servirait son but.
Pourtant, Shelton était divin et il n’y avait rien de mal à regarder, n’est-ce pas ? Mais elle ferait comme sa tante lui conseillait et ne danserait qu’une seule fois avec lui. C’était la chose la plus sûre à faire, et Selina n’était pas en position de mettre sa réputation en danger en agissant de manière imprudente.
Selina souriait au colossal baron écossais, Lord Fowler, et essayait de trouver autre chose à dire qui pourrait l’amener à parler.
Elle avait déjà tenté au moins une demi-douzaine de stratégies pour engager la conversation et aucune n’avait réussi à lui arracher plus de deux ou trois mots. Il était si timide qu’il ne croisait même pas son regard.
Elle avait eu son lot de partenaires de danse qui avaient la langue bien pendue, mais jamais un aussi mauvais que Lord Fowler. En fait, chaque fois qu’elle lui parlait, il devenait de la couleur d’une betterave et tout son corps se raidissait, comme s’il venait de recevoir un choc.
Selina décida de prendre le pauvre homme en pitié plutôt que de le harceler de questions.
Heureusement, la danse se termina quelques instants plus tard et le baron la raccompagnait vers sa tante lorsque Lord Shelton surgit devant eux. Il sourit, ses yeux rieurs s’attardant sur Fowler avant de glisser vers Selina.
— Cette danse est la mienne, je crois.
Il lui offrit son bras.
Selina retira sa main de la manche de Fowler, mais le grand homme ne bougea pas. Au lieu de cela, il lança un regard noir à Shelton, comme s’il voulait lui arracher la tête. Il était un homme si imposant que Selina craignait qu’il puisse vraiment le faire.
— Merci, Lord Fowler, dit Selina, prenant le bras de Shelton et le poussant vers la piste de danse, avant que l’Écossais ne cède à l’élan de violence qui traversait son visage constellé de taches de rousseur.
Lord Shelton se pencha vers elle alors qu’ils s’éloignaient et murmura.
— Il vous a assommée avec ses bavardages, n’est-ce pas ?
Elle faillit s’étouffer avec un rire et se sentit mal.
— C’est un homme très gentil, juste extrêmement timide.
Elle lui lança un regard ironique.
— Contrairement à certaines personnes.
Shelton rit, le son contagieux attirant les regards pleins de convoitise d’un groupe de jeunes dames.
— Non, on ne m’a jamais traité de timide.
Il prit la main de la jeune femme et posa sa main libre sur sa taille.
Selina dut se discipliner pour ne pas frissonner sous son contact.
— Je parie que vous êtes souvent sujette aux regards énamourés des hommes comme Fowler.
— Ce n’est pas gentil, mon Seigneur.
Il pinça les lèvres.
— Non, ce n’est pas gentil. Je m’excuse.
Selina vit la lueur dans ses yeux et secoua la tête.
— Vous êtes incorrigible.
Il rit.
— On m’a dit que ça faisait partie de mon charme.
L’orchestre commença une valse et ils se mirent à danser. Naturellement, l’homme se déplaçait aussi divinement qu’il en avait l’air, la tenant légèrement alors qu’ils flottaient sur la piste de danse.
Après quelques instants de silence, il dit :
— Votre tante vous a mise en garde contre moi, n’est-ce pas ?
Selina cligna des yeux, incrédule.
— Je peux le dire, car vous me regardez avec suspicion maintenant.
Il lui lança un regard niais et plissa les yeux, comme pour prouver ce qu’il avançait, et Selina rit.
— Voilà, c’est mieux, dit-il en souriant. C’était impoli de ma part de vous poser une telle question, n’est-ce pas µ?
C’était impoli, tout comme cette question. Selina n’avait aucune idée de ce qu’elle devait répondre.
Heureusement, Shelton fut assez content de continuer sans réponse de sa part.
— D’habitude, ça ne me dérange pas d’être jugé et condamné avant même de danser avec une femme, mais je le ressens plus profondément avec vous.
— Pourquoi suis-je si différente ? demanda Selina, mais intérieurement, elle gémissait.
Il était sur le point de commencer à composer des odes à ses lèvres ou à ses yeux.
— Je vous observe depuis des semaines maintenant.
Elle haussa un sourcil.
— Vraiment ?
Shelton gloussa.
— Je suis désolé. Je dois avoir l’air d’un fou.
Il avait l’air de… quelque chose, mais elle n’était pas sûre de quoi.
Selina sourit légèrement et dit :
— Rien d’aussi extrême, mon Seigneur.
— Je voulais juste dire que j’ai vu l’effet que vous provoquez chaque fois que vous entrez dans une pièce. Et j’ai remarqué que chaque homme de la haute société — des nouveaux lords comme Fowler aux raffinés aguerris tels que Chatham et Moncrieff — vous suit des yeux. Et pourtant…
Il s’arrêta et secoua la tête.
— Non, j’en ai déjà trop dit.
Selina avait envie de rouler des yeux. Au lieu de ça, elle dit :
— S’il vous plaît, terminez, maintenant que vous avez commencé.
Il lui lança un sourire insolent.
— Maintenant, vous êtes vexée.
— Non, mais je suis curieuse de savoir où vous voulez en venir avec vos observations.
— À l’exception de Fowler — qui est évidemment trop abasourdi par votre beauté pour dire ne serait-ce qu’un mot — chaque fois que je vous regarde danser, vous souriez et vous écoutez pendant que votre partenaire parle, parle, et parle.
Un peu comme vous en ce moment, pensa-t-elle, mais bien sûr, elle ne le dit pas.
Shelton rit.
— Tout comme je le fais en ce moment.
Selina sourit et cette fois, c’était sincère. Son autodérision était vraiment irrésistible.
— Est-ce que quelqu’un vous a déjà posé des questions sur vous, ma Dame ? Ou sur la manière dont vous aimez passer votre temps ? Ou sur ce que vous ressentez à l’idée d’être simplement une autre marchandise sur le marché matrimonial ?
Cette fois, il ne riait pas.
C’était une question si inattendue que Selina resta, une fois de plus, sans voix.
— Ils ne le font pas, n’est-ce pas ? dit-il, l’air plutôt sinistre. Ils ne vous voient pas, au-delà de votre visage parfait, pour la personne que vous êtes. Pas parce qu’ils ne savent pas comment poser des questions, mais parce qu’ils ne veulent pas. Ils ne s’en soucient tout simplement pas.
Elle pencha la tête.
— Et je suppose que vous, si ?
Il eut un rire amer.
— Je l’ai bien mérité.
Ils dansèrent en silence pendant un moment, et ce fut Selina qui le rompit cette fois.
— Vous avez raison, mon Seigneur. Les messieurs me posent rarement des questions sur quoi que ce soit. Mais j’ai remarqué que la plupart des gens se sentent plus à l’aise de parler d’eux-mêmes.
— La plupart des hommes, vous voulez dire. Tandis que les dames sont éduquées pour garder leurs pensées et leurs opinions pour elles et pour s’émerveiller à chaque déclaration que nous faisons, comme si chaque homme était un grand génie.
Ses mots faisaient tellement écho à ses propres pensées qu’elle fut surprise.
— Vous… vous parlez si franchement à toutes vos partenaires de danse, mon Seigneur ?
— Non, Lady Selina, je ne le fais pas.
— Alors… pourquoi me dites-vous tout ça ?
— Parce que j’ai l’impression que vous pourriez comprendre mes sentiments sur ces événements mieux que la plupart des gens. N’ai-je pas raison ?
— Je ne sais pas, mon Seigneur. Quels sont vos sentiments à ce sujet ?
— Juste que ce genre d’événement est à peu près aussi digne d’intérêt qu’une vente aux enchères de chevaux. Tout est une question d’apparence et de forme. Il n’y a pas de substance ici, et personne n’en veut. Si une personne est belle, c’est tout ce qu’elle est, tout ce qu’elle a. Ce qu’il y a dans sa tête ou son cœur n’a aucune importance pour la haute société.
Il lui lança un regard ironique.
— Vous devez me pardonner d’être si direct et peu élégant, mais comment peut-on ne pas se lamenter sur le fait que la seule façon de faire la connaissance de membres du sexe opposé est de s’engager dans le commerce social le plus insipide et superficiel connu de l’humanité ?
Il secoua la tête, comme si Selina avait exprimé son désaccord, puis continua :
— Oh, je suis tout à fait conscient que je devrais juste me taire. Je devrais être reconnaissant d’être même admis dans des maisons comme celle-ci étant donné ma mauvaise réputation. Sans mes relations familiales et, dans une moindre mesure, mon aspect physique, je dirais que je serais dehors à regarder par la fenêtre.
Ses yeux brillèrent et, pendant un instant, Selina vit une vraie colère derrière son sourire insouciant.
— Maintenant, si j’étais un homme laid… Eh bien, je soupçonne que mon accueil ici serait tout à fait différent.
— Pensez-vous vraiment ça ?
— Oh, oui. J’ai peur que nous vivions parmi des gens qui ne se soucient que des apparences.
C’était tellement choquant d’entendre ses propres conclusions exprimées à voix haute que Selina parla avant de pouvoir s’arrêter.
— Je… je pensais que j’étais la seule à ressentir ça.
— Il n’y en a pas beaucoup qui ressentent ça, et ceux d’entre nous qui le font doivent cacher leurs pensées.
Ses yeux balayèrent son visage.
— Vous êtes une femme exceptionnellement belle et quand la plupart des hommes vous regardent, c’est tout ce qu’ils voient : un prix à gagner, un trophée à posséder et à exposer.
Il hocha la tête sagement.
— Je suis familier, à un degré moindre, avec cette façon de penser, ma Dame.
Selina pouvait bien l’imaginer. De tous les messieurs qu’elle avait rencontrés pendant ses premières semaines à Londres, personne ne l’égalait en apparence. Ni en charme, d’ailleurs.
— C’est insupportable d’être traité comme rien de plus qu’un morceau de viande, sans aucune curiosité quant à ce que nous pensons ou ressentons, dit-il d’un ton calme mais ferme. Je pense que c’est la plus grave de toutes les insultes : quand une personne n’est même pas jugée digne de curiosité.
Selina n’y avait jamais pensé de cette façon, mais c’était vrai.
— Et si une personne ose un jour dire qu’elle aimerait être plus qu’un simple joli visage, elle est considérée comme la pire des ingrates qui en veut trop.
Selina acquiesça vigoureusement.
— Les choses sont si faciles pour vous, imita-t-elle. De quoi pourriez-vous bien vous soucier ? Comme si le fait d’être jolie signifiait que le reste de la vie était sans problèmes, sans chagrin ou sans douleur. Comme si l’apparence pouvait vous empêcher d’être chassé de chez vous.
Les yeux de Shelton s’écarquillèrent à sa dernière déclaration et Selina commençait tout juste à se demander si elle n’avait pas dépassé les bornes lorsqu’il hocha la tête et s’exclama :
— C’est exactement ça !
Sa voix élevée attira des regards de désapprobation d’un couple plus âgé à côté d’eux.
Selina et Shelton regardèrent l’homme et la femme renfrognés puis se regardèrent. Et puis, une fois qu’il les eut fait tournoyer loin du couple qui fronçait les sourcils, ils éclatèrent de rire tous les deux.
Shelton lui adressa un sourire plein de remords.
— Je suis désolé si je suis devenu… trop passionné.
— S’il vous plaît, ne le soyez pas. Vous n’avez aucune idée d’à quel point j’avais besoin de parler à quelqu’un qui comprend.
Il hocha la tête sagement.
— Est-ce que vos parents vous poussent et vous disent que c’est votre devoir de sauver la fortune familiale ?
Son visage rougit.
— J’ose dire que tout Londres est au courant des conditions difficiles de ma famille et du rôle de mon père là-dedans.
Shelton haussa les épaules.
— Peu importe qui est votre père, tous les parents sont les mêmes quand il s’agit de proposer leur séduisante progéniture en mariage au plus offrant.
Il se pencha plus près et baissa la voix.
— Je vous ai vue danser avec Chatham et Moncrieff tout à l’heure.
Il lui lança un regard malicieux.
— Vous avez été honorée au-dessus de toutes les autres jeunes femmes qui ont fait leurs débuts cette année, ou du moins c’est ce que Moncrieff semble penser. Et probablement Chatham également.
— Le duc de Chatham a en fait été un partenaire de danse très attentionné, dit-elle, se demandant si elle imaginait l’éclair de déception dans les yeux de Shelton à ses mots. Quant à Moncrieff… Eh bien, il n’est pas le seul à penser qu’il m’a honorée. Ma tante n’a pas cessé de me rappeler qu’il n’a pas dansé à une de ces occasions depuis des années.
— C’est vrai. Probablement pas depuis sa première saison, qui était plus lointaine que votre naissance. Il est connu comme un grand collectionneur d’art. J’ose dire qu’il cherche la pièce maîtresse pour sa collection.
Elle rougit sous le regard de pitié de Shelton, craignant qu’il ait raison. Le comte de Moncrieff, qui avait facilement trente ans de plus qu’elle, l’avait examinée de la même manière que l’on pourrait étudier un bijou ou une statue pour y trouver des défauts ou des imperfections.
— Il va vous faire une offre, dit Shelton avec certitude.
— Ce n’est pas vraiment le genre de commentaire que vous devriez me faire, mon Seigneur.
Et ce n’était certainement pas le genre de commentaire que Selina voulait entendre…
— Je suis désolé, ma Dame, mais… eh bien, ça me dérange de savoir qu’un homme comme Moncrieff puisse aspirer à épouser quelqu’un comme vous alors que moi…
Il s’interrompit et rit de manière sarcastique.
— Disons simplement que nous deux sommes dans une situation similaire, Lady Selina.
Selina n’était pas idiote. Elle savait que c’était la manière de Shelton de dire que lui aussi avait besoin d’épouser une femme riche. Elle ressentit un pincement de déception à sa confession, mais ne pouvait pas dire qu’elle était surprise.
Il lui adressa un sourire délibérément joyeux et ajouta :
— Ce n’est pas parce que nos chemins sont destinés à aller dans des directions différentes que nous ne pouvons pas apprécier la compagnie de l’autre pour le reste de la Saison ? Je ne saurais vous dire à quel point cela m’encouragerait de savoir qu’il y a au moins une personne qui ne me regarde pas comme si j’étais l’équivalent humain d’un faisan à chasser, à empailler et à exposer.
Selina rit de l’image.
— Vous êtes très, très espiègle de me parler si franchement, Lord Shelton. Mais je dois admettre que c’est un tel soulagement de savoir que d’autres pensent comme moi.
Le sourire qu’il lui offrit la réchauffa entièrement.
— Je suis ravi d’avoir trouvé une âme sœur, Lady Selina. Nous devons nous résoudre ici et maintenant à nous soutenir mutuellement pendant le reste de la Saison. Promettez-vous d’être mon amie, peu importe ce que les autres disent de moi ?
L’avertissement de sa tante lui traversa l’esprit, mais Selina le balaya comme un insecte errant.
— Amis ? la pressa-t-il, l’air si plein d’espoir qu’elle rit.
— Amis, mon Seigneur.
Il sourit et soudain, la salle de bal fut beaucoup plus lumineuse. Selina s’était fait son premier ami à Londres, quelqu’un qui l’aimait pour elle-même.
— Eh bien, ma chère, dit sa tante alors que leur carrosse s’éloignait plus tard dans la nuit. Vous avez été aussi merveilleuse que je le pressentais. Non seulement une danse avec Moncrieff, mais aussi une avec le duc de Chatham.
Et aussi une avec Lord Shelton, pensa Selina avec joie.
— Oh, quelle réussite ce serait de s’assurer Chatham, ma chère. Il est la plus grande prise matrimoniale depuis que la fille de ce marchand de ferraille a épousé le marquis de Shaftsbury il y a quelque temps.
Sa tante fit une moue contrariée.
— Quel gâchis pour cet homme adorable, charmant et délicieux. C’est une telle honte quand un homme séduisant doit se sacrifier parce que sa famille a besoin d’argent.
Selina pensa que c’était un commentaire plutôt ironique étant donné sa propre situation, mais elle garda son opinion pour elle. Au lieu de cela, elle dit :
— Shaftesbury ? N’a-t-il pas subi un terrible accident il y a peu de temps ?
Elle était désespérée de détourner sa tante du sujet de Chatham. Bien qu’elle n’ait pas de déplaisir pour le duc, elle ne pouvait pas s’imaginer mariée à un homme aussi terrifiant, sévère et austère.
— Oui, en effet. Et Lady Shaftsbury est morte dans le même accident, dit sa tante, son ton rêveur. Cela fait presque un an qu’il est veuf. Je me demande si c’est possible…
Tante Ellen ne finit pas sa pensée d’une manière dont Selina était habituée.
Quelques instants plus tard, sa tante se secoua et dit :
— Mais peu importe Shaftsbury, ma chère. C’est sur Chatham que nous devons nous concentrer.
Elle tapota son menton avec son doigt, son expression pensive.
— Je vais devoir découvrir s’il va au petit-déjeuner vénitien de Lady Shield la semaine prochaine. S’il y va, vous devrez avoir quelque chose de neuf à porter. Quelque chose dans cette teinte de rose qui vous va si bien.
— Oh, tante Ellen, vous m’avez déjà offert tant de robes.
— Non, non, je suis tout à fait décidée, vous avez besoin de quelque chose de neuf, ma chère.
— Merci beaucoup de m’avoir invitée à Londres et de rendre mon séjour si agréable, tante Ellen.
Selina était reconnaissante envers sa tante, mais même si elle aimait les jolies robes et les visites de toutes ces magnifiques maisons, elle ne pouvait s’empêcher de souhaiter qu’elle apprécie plus les bals et les fêtes. Mais la vérité était qu’elle trouvait tout cela un peu… vide.
— Oh, ne dites pas de bêtises. C’est un plaisir. Je vous assure, Selina, c’est une joie de vous accompagner dans le monde.
Le sourire de sa tante vacilla légèrement et Selina savait qu’elle pensait probablement à Hyacinth, la sœur aînée de Selina, que sa tante avait brièvement essayé de présenter à la société avant d’admettre sa défaite et d’inviter Selina à prendre sa place.
Hy détestait toute forme de mondanité et avait imploré tante Ellen de l’autoriser à devenir dame de compagnie auprès de la douairière Lady Fitzroy. Cette vieille dame, de nature plutôt grincheuse, s’était prise d’affection pour la sœur de Selina, malgré (ou peut-être à cause de) sa nature réservée.
Si tante Ellen avait été ravie de se débarrasser de Hy, elle aurait été horrifiée d’apprendre que, chaque nuit, une fois la douairière couchée, Hy revêtait des habits d’homme et se glissait hors de la maison pour jouer aux cartes dans divers tripots.
Sa sœur était déterminée à gagner assez d’argent pour payer les intérêts sur le prêt que leur père avait contracté sur Queen’s Bower — leur maison — avant que les huissiers ne saisissent leur demeure et ne jettent leur famille à la rue.
Tandis que Hy faisait de son mieux pour les sauver tous du désastre, et risquait sa vie de façon désintéressée chaque nuit dans les rues de Londres, Selina était déterminée à faire de son mieux.
Elle n’avait pas de compétences comme Hy ou leur sœur aînée, Aurélia, qui était illustratrice, mais elle avait une chose qui pouvait se vendre : sa personne.
Aussi douloureux que ce soit de l’admettre, Lord Shelton avait eu terriblement raison plus tôt quand il avait dit que lui et Selina n’étaient pas destinés l’un à l’autre. Elle avait à peine trois mois pour faire ce pour quoi sa mère l’avait préparée toute sa vie : faire un bon mariage et sauver sa famille de la misère.
Épouser quelqu’un pour l’argent était-il si vénal ? Absolument. Cela mènerait-il à une passion dévorante ? Probablement pas. Mais un mariage de convenance n’excluait pas nécessairement l’amour ou du moins l’affection, n’est-ce pas ?
Selina espérait désespérément que non, car son avenir s’annonçait sombre et insoutenable, en effet.
Chapitre 2
Trois mois plus tard
Comment une seule personne pouvait-elle pleurer autant ?
— Oh, ma chère Selina ! gémit tante Ellen. Je ne peux plus retarder l’inévitable. Je dois absolument écrire à votre pauvre mère aujourd’hui. Nous n’avons reçu aucune nouvelle de Sa Grâce de Chatham et il est clair qu’il n’a aucune chance de retrouver votre misérable sœur.
Elle s’effondra dans une nouvelle crise de sanglots et Selina sut qu’il faudrait un certain temps avant que sa tante ne soit en état de reprendre cette conversation.
Non pas qu’il y ait quoi que ce soit à dire qui n’ait déjà été dit sur le sujet.
Tout était en réalité assez simple, bien que plutôt choquant : Hy s’était enfuie au milieu de la nuit pour vivre la vie d’une joueuse itinérante, et le duc de Chatham s’était enfui pour retrouver Hy, sans doute pour l’épouser.
Selina était confiante, elle savait que le duc trouverait Hy et lui ferait entendre raison. Cela pourrait lui prendre un certain temps, car Hy était particulièrement têtue, mais il était clair pour Selina que le duc tenait profondément à sa sœur.
Non, ce n’était pas l’avenir de Hy qui la dérangeait. C’était quelque chose que sa sœur avait écrit dans la lettre qu’elle avait laissée pour Selina. Quelque chose à propos de Lord Shelton.
Selina jeta un coup d’œil à la missive froissée et tachée de larmes sur le bureau de sa tante, un rappel silencieux, mais puissant de la façon dont la vie pouvait être bouleversée en un instant.
Elle ne put résister à la tentation de relire une fois de plus les écrits de sa sœur, même si elle connaissait la lettre par cœur.
Comme toujours, une partie lui sautait aux yeux :
J’ai menti quand je t’ai dit que personne ne m’avait reconnue pendant mes soirées de jeu, Linny. Le duc a découvert mon vrai sexe il y a des semaines. Et son cousin, Lord Shelton, est sur le point de découvrir mon identité et d’utiliser ma relation clandestine avec Chatham pour le faire chanter.
Alors que Selina était à juste titre choquée de découvrir que sa sœur s’était adonnée à des rendez-vous nocturnes avec le duc de Chatham — le célibataire le plus convoité de Londres —, ce qui l’avait stupéfiée et brisée, et continuait de le faire même une semaine plus tard, c’était le fait que Shelton s’abaissait à faire chanter le duc.
Comment pouvait-il faire une telle chose à un membre de sa propre famille ?
Elle savait que Shelton avait désespérément besoin d’argent, et elle était certainement sensible à son sort. Mais faire chanter son propre cousin et par extension, la sœur de Selina, était le comportement d’un scélérat sans conscience.
Vous connaissiez les rumeurs sur son comportement passé, mais vous l’avez laissé vous charmer au cours des trois derniers mois. Vous l’avez également laissé vous charmer en refusant toutes ces offres de mariage…
Selina serra les dents. Oh, laissez-moi tranquille, supplia-t-elle en silence. La dernière chose à laquelle elle voulait penser était que — à sa manière — elle était tout aussi méprisable que Shelton. Elle était venue à Londres dans le but de se marier pour sauver sa famille et elle avait égoïstement rejeté offre après offre.
Parce que vous espériez qu’un miracle se produirait et que vous pourriez avoir Shelton, à la place. Et maintenant, vous découvrez qu’il n’est peut-être pas exactement ce qu’il semble être…
Un coup à la porte interrompit ses méditations misérables et Deacon, l’intimidant majordome de sa tante, entra dans la pièce, tenant un plateau avec une seule lettre sur le dessus.
— Oh, qu’est-ce qu’il y a encore Deacon ? demanda tante Ellen avec agacement. Ne voyez-vous pas que nous sommes une famille en deuil ?
— Je suis désolé, ma Dame, mais il y a un pli urgent pour vous.
Deacon fronça les sourcils en regardant la missive plutôt froissée.
— Apparemment, le messager a eu un accident en chemin ou la lettre serait arrivée plus tôt.
— Un pli urgent ! s’écria tante Ellen. Non, je ne peux pas supporter une autre mauvaise nouvelle.
Elle se tourna vers Selina.
— Vous devez être celle qui lit la lettre, ma chère. Ou peut-être vaudrait-il mieux la jeter au feu tout de suite.
Selina posa sa main sur l’épaule de sa tante et la serra de manière réconfortante.
— Ce ne serait pas juste de la jeter sans la lire.
Tante Ellen gémit.
— Non, je suppose que non. Eh bien, allez-y, ouvrez-la.
Selina déplia la lettre, qui était en effet sale et déchirée.
Il n’y avait que trois phrases sur la page, et elle les lut rapidement et haleta.
— Oh, mon Dieu.
Sa tante gémit.
— Je ne peux plus rien supporter, Selina. Pas une seule nouvelle de plus…
— C’est la meilleure nouvelle qui soit, tante Ellen. Hy et Chatham se sont mariés lors d’une petite cérémonie dans une ville juste en dehors de York.
Selina sourit à travers des larmes de joie au visage stupéfait de sa tante.
— Notre chère, chère Hy est maintenant la duchesse de Chatham !
Dix minutes et une cascade de larmes — de joie, cette fois — plus tard, tante Ellen rédigeait joyeusement une lettre aux parents de Selina pour les informer qu’ils pouvaient désormais, grâce à elle, compter un duc parmi leurs plus proches relations.
Selina ne pouvait s’empêcher de sourire. L’introvertie et garçon manqué Hy avait épousé le meilleur parti de la Saison et avaient sauvé la famille de la ruine.
Elle a fait ce que vous auriez dû faire. Ce que vous auriez pu faire si vous aviez accepté n’importe laquelle de ces offres de mariage que vous avez reçues.
Avant que Selina ne puisse commencer à discuter avec la voix réprobatrice, qui ressemblait étrangement à celle de sa mère, la porte du salon s’ouvrit et une fois de plus, ce fut Deacon.
— Oui, oui, qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda tante Ellen distraitement, relisant ce qu’elle avait écrit jusqu’à présent.
Deacon s’éclaircit la gorge.
— Lord Shelton est dehors en train de promener ses chevaux ou il serait entré lui-même. Il souhaite savoir si Lady Selina voudrait l’accompagner pour une promenade à Hyde Park ?
— Shelton…, répéta tante Ellen, ses yeux écarquillés. Le culot de ce scélérat. Je veux que vous alliez dehors et que vous le renvoyiez, Deacon.
— Mais tante Ellen…
Selina s’arrêta lorsque sa tante se tourna pour la fusiller du regard.
— Selina ! Vous ne pouvez pas vouloir voir ce vaurien ? C’est un maître chanteur.
— Je sais ce que Hy a écrit, Tante. Mais ne mérite-t-il pas une chance de se défendre et de s’expliquer ?
Sa tante haussa un sourcil sceptique à cela.
— Et ce n’est qu’une promenade dans le parc, après tout, ajouta Selina, embarrassée par le ton suppliant dans sa voix.
Sa tante lui lança un regard perçant, les yeux plissés, puis soupira et fit un geste de la main.
— Oh, je suppose que ça ne causera aucun mal.
Un sourire satisfait se répandit sur son visage.
— En fait, rien ne peut vous faire de mal maintenant que votre sœur a épousé Chatham.
Elle agita la main.
— Allez-y, allez-y. Ne laissez pas ce vaurien vous retenir plus d’une heure.
— Bien sûr que non. Merci, tante Ellen.
Selina se dépêcha de monter à l’étage pour se changer et enfiler sa nouvelle robe de carrosse. Bien que cela prenne près de vingt minutes, la confiance qu’elle ressentait en portant la jolie tenue rose corail valait bien le temps et l’effort.
Une fois qu’elle fut convenablement accessoirisée avec un chapeau, une ombrelle, des gants et un réticule assorti, elle prit une profonde inspiration et descendit, son esprit en ébullition, un optimisme prudent fleurissant dans sa poitrine.
C’était un bon signe que Shelton soit venu lui rendre visite, du moins, c’est ce qu’elle pensait. Cela ne semblait certainement pas être l’action d’un homme coupable.
Aussi déçue que Selina ait été en lisant le commentaire de Hy à propos de Lord Shelton, elle ne pouvait pas écarter la possibilité que Hy se soit trompée. Après tout, sa sœur s’était terriblement trompée sur les sentiments et les intentions du duc de Chatham envers elle, n’est-ce pas ?
Selina était déterminée à donner à Lord Shelton une chance de s’expliquer avant de le juger et de le condamner.
Quelques minutes plus tard, un des palefreniers de sa tante l’aidait à monter dans le phaéton de Lord Shelton. Même si elle avait vu Shelton plusieurs jours par semaine pendant des mois, elle était toujours frappée par son visage classiquement beau. Comme toujours, il y avait quelque chose dans ses yeux bleus rieurs et ses lèvres pleines et souriantes qui lui donnait envie de sourire.
— Merci de m’avoir rejoint, ma Dame. Je craignais que vous et votre tante n’ayez déjà quitté la ville avec le reste de la haute société. J’étais tellement ravi de vous trouver encore ici.
Selina se contenta de sourire, ne voulant pas commencer à l’interroger avant qu’ils ne soient hors de portée des oreilles des domestiques.
— Êtes-vous prête ? demanda-t-il après qu’elle a calé la couverture autour de la jupe de sa robe de carrosse.
— Oui, mon Seigneur.
Il se tourna vers le palefrenier.
— Allez-y.
Le cœur de Selina bondit en même temps que les chevaux qui filèrent dans la rue en direction de Hyde Park.
Lord Shelton se tourna vers elle et sourit, ses yeux scintillants.
— Je vous demanderais bien comment vous allez aujourd’hui, mais vous avez l’air rayonnante.
Il avança sa lèvre inférieure.
— Cependant, je ne peux m’empêcher de penser que vous n’êtes pas aussi heureuse de me voir que je l’espérais.
— Bien sûr que je suis heureuse de vous voir, mon Seigneur, dit-elle, lui offrant un sourire qui égalait le sien en éclat.
Il poussa un soupir mélodramatique.
— Que les saints en soient remerciés ! Vous m’avez inquiété un instant.
Selina s’éclaircit la gorge.
— Il y a quelques questions que j’aimerais vous poser, cependant.
Quelque chose qui ressemblait étrangement à de l’appréhension passa sur son visage, mais disparut en un instant.
— Vous pouvez me demander n’importe quoi, ma chère, vous devriez le savoir maintenant.
Elle ressentit un élan de soulagement à ses mots. De toute évidence, elle avait pris son expression pour autre chose.
Il confirma son soulagement lorsqu’il sourit et dit :
— S’il vous plaît, ne soyez pas timide. Demandez-moi n’importe quoi.
— C’est à propos de ma sœur, dit-elle.
Un regard de confusion sincère ternit ses traits parfaits.
— Votre sœur ? Je la connais ?
— Vous la connaissez sous un autre nom.
— Quel nom ? demanda-t-il, faisant tourner le carrosse juste après les portes du parc.
— Vous venez de rater l’entrée, dit Selina.
— Nous prendrons une entrée moins fréquentée pour ne pas être piégés dans une conversation par chaque flâneur du parc qui veut s’arrêter et contempler votre beauté. Mais que disiez-vous à propos de votre sœur ?
— Vous la connaissez sous le nom de Hiram Bellamy.
Les mains de Shelton firent un mouvement brusque avec les rênes, et les chevaux — toujours vifs et craintifs — se cabrèrent. Il se tourna vers Selina, le front plissé.
— Je suis désolé. Vous venez de dire que votre sœur est Hiram Bellamy ?
— Son prénom est Hyacinth, mais Hiram est le nom qu’elle utilise quand elle s’habille en garçon pour jouer aux cartes.
Les lèvres de Shelton s’entrouvrirent et il la fixa. Après un long moment, il eut un éclat de rire.
— Mon Dieu. Vous êtes sérieuse.
— Je suis tout à fait sérieuse.
— Lady Hyacinth Bellamy est aussi Hiram Bellamy ?
— Oui.
Il cligna rapidement des yeux.
— Et Chatham sait qui elle est ?
— Je crois qu’il n’a découvert son identité que récemment.
— Maudit soit l’enfer.
Il eut un rire bruyant.
— C’est… c’est sacrément incroyable !
Selina haleta.
— Lord Shelton !
— Je vous demande pardon, dit-il, mais les mots étaient prononcés distraitement et son esprit était clairement ailleurs.
Ils roulèrent en silence pendant quelques minutes, l’esprit de Selina s’emballant à sa réaction bizarre. Pourquoi a-t-il ri ?
Demandez-lui pour le chantage, la pressa une voix intérieure.
Selina se tourna à nouveau vers lui, prête à faire exactement cela, mais elle remarqua son sourire malicieux et demanda plutôt :
— Pourquoi souriez-vous comme ça ?
— Parce que votre nouvelle surprenante signifie que mon cousin est dans une situation délicate, n’est-ce pas ?
Selina n’aimait pas son sourire narquois. Pas du tout.
— Vous saviez que Hiram était une femme.
— Oui, bien sûr que je le savais, dit-il, bien que ce n’était pas vraiment une question.
Une fois de plus, il avait l’air distrait, comme si ses pensées étaient sur autre chose.
Son estomac commença à lui faire mal comme si elle avait avalé quelque chose de pourri.
Ou de toxique.
— Avez-vous fait chanter le duc et l’avez-vous menacé de tout dire sur Hy — Hiram — s’il ne vous donnait pas d’argent ?
Il lui lança un regard irrité.
— Qui vous a dit ça ?
— L’avez-vous fait ?
Il haussa les épaules.
— Chantage est un mot si laid. J’ai peut-être… laissé entendre que je serais disposé à garder un potin aussi juteux pour moi si mon cousin me donnait quelque chose pour que ça en vaille la peine.
— De l’argent, en d’autres termes.
Son sourire disparut et son front se plissa.
— Oui, de l’argent.
Elle secoua la tête, sa lèvre se courbant de dégoût.
— Vous avez fait chanter votre propre cousin.
Il se renfrogna.
— Je ne pense pas que j’apprécie votre ton, ma Dame.
Selina tressaillit à son regard dur, stupéfaite qu’il puisse la regarder si froidement et plus qu’un peu ébranlée de voir à quel point elle s’était terriblement trompée sur lui.
Il se détourna d’elle, toujours renfrogné.
Mais il ne fallut pas longtemps avant qu’il ne renifle et qu’un autre sourire ne se répande sur son visage.
— C’est incroyable que Chatham ait réellement cru l’histoire de votre sœur, quand elle a prétendu être un domestique. Mon Dieu, il est dans de beaux draps maintenant, n’est-ce pas ?
La nausée qu’elle ressentait se transforma en colère, contre elle-même surtout, mais aussi contre Shelton qui — elle le soupçonnait — était tout aussi pourri que sa tante l’avait dit.
— Vous pouvez faire disparaître cette expression odieuse de votre visage, mon Seigneur, car le duc n’est pas du tout dans de beaux draps. Bien au contraire, en fait. Si vous espériez lui soutirer plus d’argent, vous seriez déçu.
Shelton rit en lui lançant un regard amusé.
— Déçu ? Je me permets de ne pas être d’accord, ma Dame. Chatham va probablement faire ce qu’il faut pour votre sœur et lui offrir le mariage. Comment pourrait-il ne pas le faire ? Mais c’est vous que mon cousin veut épouser. Tout le monde l’a remarqué. Chatham n’a pas dansé plus d’une danse avec une fille au cours d’une Saison depuis dix ans que sa femme est morte.
Ses yeux bleus scintillèrent d’amertume.
— C’est vous qu’il veut et maintenant il ne peut foutrement pas vous avoir.
— Vous ne pourriez pas avoir plus tort, mon Seigneur. Il se trouve que les deux sont amoureux, dit Selina, étirant peut-être un peu la vérité, bien qu’elle espérait sincèrement que ce soit le cas.
Elle soutint son regard sans ciller.
La mâchoire de Shelton tomba enfin et son expression était extrêmement satisfaisante.
— Vous ne pouvez pas être sérieuse. Chatham amoureux de cette longiligne…
— Faites attention, mon Seigneur, c’est de ma sœur dont vous parlez.
Il lui lança un regard surpris puis rit.
— Désolé, ma petite. Je sais que c’est votre sœur, mais elle n’est pas vous, n’est-ce pas ?
Ses yeux bleus balayèrent son visage comme pour l’analyser.
— Pour être honnête, je ne suis pas convaincu que Chatham l’épousera. Bien que je ne vois pas comment il peut l’éviter.
— Il se trouve que Sa Grâce ne me veut pas et ne m’a jamais voulue. Il est clairement capable d’apprécier une personne de valeur quand il en rencontre une, et ma sœur est un trésor inestimable. Quant à votre affirmation qu’il ne l’épousera pas…
Selina lui lança un regard suffisant puis lui donna le coup de grâce.
— Ma sœur et votre cousin se sont mariés par licence spéciale il y a trois jours, donc vous avez tort sur ce point aussi.
Il la fixa, l’humour s’évaporant de son visage.
— Vous mentez.
— Je ne mens absolument pas.
— Mais… si c’est le cas, alors pourquoi n’en ai-je pas entendu parler ?
— J’ose dire qu’il y a un sûrement un pli qui attend à la maison de Sa Grâce. Le messager a visiblement été retardé et ma tante n’a reçu la nouvelle qu’un quart d’heure avant que vous n’arriviez sur le pas de sa porte.
Il secoua la tête, les lèvres entrouvertes sous le choc.
Selina eut presque pitié de lui.
Mais elle se rappela ensuite qu’il avait avoué avoir fait chanter son propre cousin et elle étouffa ce sentiment.
— Ça n’a aucun sens, dit-il. Sylvester m’a payé pour que je reste loin de vous. Pourquoi aurait-il fait ça, à moins que…
Selina haleta.
— Vous avez accepté de l’argent pour rester loin de moi ?
Il haussa les épaules et lui lança un regard honteux.
— Désolé, ma belle, mais… la nécessité fait loi.
Selina secoua la tête, incrédule.
— Ces trois derniers mois, vous avez profité de chaque occasion pour insinuer de manière pas si subtile à quel point vous souhaitiez que nous soyons ensemble. Pendant tout ce temps, vous m’utilisiez juste pour contrecarrer les plans de votre cousin.
Même en formulant l’accusation, elle gardait une lueur d’espoir qu’elle se trompait.
Il tua cet espoir d’un haussement d’épaules désinvolte.
Au lieu d’avoir l’air repentant ou coupable d’avoir été pris, il avait l’air amusé.
— Oh, ma petite, ne soyez pas fâchée. C’est comme ça que ça a commencé, mais naturellement, après tout ce temps passé ensemble, je suis tombé sous votre charme, comme tous les autres pauvres bougres.
Il ne fit pas le moindre effort pour avoir l’air convaincant. Parce qu’il ne se souciait pas vraiment d’elle.
— Arrêtez de m’appeler ma petite, espèce de… de méprisable, d’insupportable…
— Mais vous êtes une petite chatte, rétorqua-t-il, lui lançant un regard condescendant et moqueur. Vous aimez faire semblant de vouloir que les gens voient au-delà de votre façade et connaissent la vraie vous. Mais votre apparence duveteuse est la vraie vous. Vous êtes douce et aimable, et vous aimez être caressée et dorlotée, et tout ce dont vous avez toujours rêvé, c’est de devenir un petit animal de compagnie choyé sur les genoux d’un homme riche, n’est-ce pas ?
La mâchoire de Selina tomba devant le venin dans sa voix et les mots méchants et moqueurs qui sortaient de sa bouche.
Il se tourna vers la route.
— Alors, mon cousin et votre sœur, médita-t-il calmement, comme s’il n’avait pas juste craché sa bile sur elle.
Selina croisa les bras pour ne pas gifler son visage sournois. Ses joues brûlaient d’humiliation à la réalisation de la façon dont cet homme l’avait trompée, et à quel point cela avait été facile pour lui de le faire.
Elle se tortillait en se souvenant à quel point elle avait hâte de le voir, à quel point elle avait chéri ces quelques minutes précieuses passées avec lui à chaque événement de la haute société. Quelle idiote elle avait été de croire qu’ils avaient quelque chose en commun. Shelton l’avait prise pour la sotte qu’elle était. Il avait raison, elle n’était rien d’autre qu’une chatte.
— Je sais ce que vous avez fait, mon Seigneur, mais je ne comprends toujours pas comment manipuler mes affections vous aide en quoi que ce soit.
Shelton soupira.
— Mon cousin est un homme très riche et contrôle les finances de la famille. Si je veux une partie de cet argent, je dois soit faire ce qu’il dit, soit le forcer à faire ce que je veux.
— Comment alliez-vous m’utiliser pour soutirer de l’argent à votre cousin ?
— J’allais compromettre votre réputation si profondément …
Shelton eut un reniflement amusé au halètement horrifié de Selina.
— … que l’une des deux choses suivantes se serait produit. Un, Chatham m’aurait proposé de l’argent pour que je m’en aille afin qu’il puisse intervenir et vous épouser. Ou, deux, il m’aurait soudoyé pour que je vous épouse. De toute façon, je lui aurais fait payer cher.
Il se tourna et lui lança le sourire qu’elle avait autrefois trouvé si charmant.
— Mais rien de tout cela n’a d’importance maintenant, car il n’y a que vous et moi, ma belle petite. Et c’est ce que vous vouliez depuis le début, n’est-ce pas, ma mignonne ? Un bel et charmant époux ?
Selina se tortilla sous son regard complice et moqueur et la vérité la frappa avec toute la force d’un coup de massue dans la poitrine. Elle eut un reniflement d’incrédulité.
— Vous ne m’aimez même pas, n’est-ce pas ? Vous m’avez juste utilisée.
— La vérité, ma petite, c’est que je ne vous connais pas assez pour vous aimer ou ne pas vous aimer.
Selina était si en colère, et si furieuse de sa propre crédulité, qu’elle voulait se jeter hors du carrosse.
Au lieu de cela, elle dit :
— Cette autre fille, celle qui a dû quitter Londres dans la honte. C’était votre b…
— Chut, chut, la gronda-t-il. Je pense qu’il vaut mieux éviter ce sujet.
— J’ose dire que vous le pensez. Mais je veux connaître la…
— « Vous feriez mieux de ne pas vous mêler d’affaires dont vous ne savez rien.
Il lança à Selina un sourire qui montrait beaucoup trop de dents et ses jolis yeux bleus étaient durs, le faisant ressembler à tout sauf au charmeur insouciant qu’elle connaissait.
Selina ferma la bouche.
Il hocha la tête.
— C’est plus sage, ma Dame.
Elle se détourna de lui, hérissée de colère.
« Ah, ne soyez pas fâchée contre moi, ma petite, la cajola-t-il, sa voix redevenue amicale.
Selina l’ignora.
Il tourna les chevaux dans une rue qui était encore plus étroite que la dernière. Et pas familière du tout.
Selina regarda autour d’elle et fronça les sourcils.
— Où allons-nous ?
— J’ai pensé que nous pourrions nous arrêter et prendre un rafraîchissement, quelque chose pour calmer vos nerfs ébranlés.
— Ne vous flattez pas, rétorqua-t-elle. Mes nerfs vont très bien. Je veux rentrer chez moi.
— Tout à fait, en temps voulu, ma chérie.
Son expression était devenue pensive et presque… sournoise.
— Je veux rentrer chez moi. Maintenant, dit-elle, sa voix montant d’une octave.
Il prit les rênes à une main, puis lui saisit le menton, la forçant à le regarder. Ses yeux étaient d’un bleu glacial.
— Vous restez assise, vous la fermez, et vous êtes une gentille fille.
Il lâcha sa main.
— Mon cousin a peut-être épousé votre sœur, mais j’ai toujours besoin d’argent, ma petite, et de beaucoup.
Pour la première fois, Selina sentit une pointe de peur sincère.
— Q-qu’est-ce que vous voulez dire ?
Ses lèvres se courbèrent en un sourire, teinté de regret.
— Je ne vois aucune raison de dévier de mon plan initial juste parce que Chatham est marié.
— Votre plan ? Vous voulez dire…
— Compromettre votre réputation si profondément que mon cousin devra intervenir ? Oui, ce plan, ma chérie. Il ne pourra pas vous épouser lui-même pour faire taire les choses, bien sûr. Mais il peut toujours me payer pour que je le fasse. J’ai réservé une chaise de poste au Cygne à Deux Cous et je vous emmène à Rosewood, où nous resterons jusqu’à ce que Chatham accepte mes conditions.
Selina avait du mal à respirer.
— Et s’il n’est pas d’accord ?
Il lui lança un regard indéchiffrable.
— Ne pensons pas encore à ça, hmm, ma petite ?
Chapitre 3
Caius Graham, le neuvième marquis de Shaftsbury, était piégé dans le même cauchemar misérable.
Le fait qu’une partie de son cerveau savait pertinemment que ce n’était qu’un rêve n’aidait en rien. Les sentiments — la pure terreur et le sentiment d’impuissance qui lui retournaient les tripes — étaient bien réels.
Pour la centième fois, Caius était forcé de revivre les quatre pires jours de sa vie, paralysé pendant que sa femme mourait lentement à un mètre de lui. Impuissant à l’aider alors qu’Elton, son valet — et aussi, son plus cher ami — ainsi que deux autres fidèles serviteurs, étaient écrasés à mort sous la calèche, souffrant pendant des heures avant d’expirer.
Et tout cela parce que Caius avait été entêté par un plaisir égoïste, entreprenant un voyage qu’aucun d’eux, sauf lui, n’avait voulu faire en premier lieu.
Dans le rêve, Louisa suppliait Caius de faire cesser la douleur. Il pouvait sentir son corps brisé et ensanglanté sous ses mains. Mais le monde autour de lui était sombre. Pas le noir reposant d’une nuit sans étoiles, mais une obscurité sinistre et troublante, déformée par des ombres faibles et moqueuses.
Il avait martelé les portes de la calèche pendant des heures, des jours, mais personne ne répondait.
Ses pleurs avaient déchiré son âme et alimenté sa honte et sa culpabilité jusqu’à ce que cela le consume presque.
Mais le silence après sa mort avait été mille fois pire.
— Reed ! John ! Elton !
Caius avait appelé son valet de pied, son cocher et son valet jusqu’à en avoir mal à la gorge. Tous les trois avaient été éjectés de la calèche lorsqu’elle avait dérapé sur la route inondée et glissé sur un talus escarpé.
Lorsque les sauveteurs avaient découvert la calèche écrasée, quatre longs jours plus tard, Caius avait tellement crié qu’il avait perdu sa voix, incapable de faire autre chose que de croasser lorsque des mains l’avaient tiré de l’épave.
Il avait dû paraître dément à ces hommes, et au médecin qui lui avait finalement ordonné d’être attaché au lit pour pouvoir utiliser un bistouri et une ventouse, le saignant jusqu’à ce qu’il soit trop faible pour se débattre, sombrant dans un monde de cauchemar noir et lugubre jusqu’à ce que Morris vienne le chercher.
— Aidez-nous !
La propre voix de Caius le tira de son sommeil et sa tête se balança d’un côté à l’autre alors qu’il se redressait d’un coup dans son lit, son corps couvert de sueur et emmêlé dans des draps humides.
Ses poumons travaillaient comme une paire de soufflets et il n’arrivait toujours pas à respirer.
Il cligna des yeux contre l’obscurité.
Mon Dieu… il ne pouvait pas supporter une autre nuit comme ça. Trop c’est trop. Il était temps de faire preuve de courage.
Il rampa sur le lit et tendit la main vers la table de chevet, faisant tomber quelque chose sur le sol qui fit un bruit sourd. Il ouvrit le tiroir d’un coup et tâtonna à la recherche du pistolet, soupirant de soulagement lorsque sa paume se referma sur la crosse familière de l’arme.
Oui, fais-le. Fais-le, lâche !
— Mon Seigneur ?
Caius sursauta et laissa tomber le pistolet dans le tiroir au son de la voix de son majordome.
— Morris ? lança-t-il, sa voix éraillée lui disant qu’il avait crié plus d’une fois dans son sommeil.
— Oui, mon Seigneur. C’est Morris.
— Qu’est-ce que vous faites dans mes appartements ? Vous êtes mon infirmier, maintenant ?
Il tâtonna pour atteindre le tiroir et le referma en claquant. Mon Dieu ! Et s’il avait vu ce qu’il faisait ?
— Euh, non, mon Seigneur. J’ai entendu des cris, alors je suis entré.
Caius grogna, trop fatigué pour réprimander l’homme pour avoir fait ce que n’importe quel bon domestique, ou personne décente, ferait. Il ferma les yeux et soupira.
— Que voulez-vous, Morris ?
— Madame Nelson s’en va, Monsieur.
— Qui est Madame Nelson ?
Morris s’éclaircit la gorge.
— Votre gouvernante, mon Seigneur.
— Oh. Caius haussa les épaules.
— Alors, elle s’en va. Que voulez-vous que je fasse à ce sujet ?
— Elle a dit que vous lui aviez jeté un livre à la figure.
Caius ne s’en souvenait pas, ce qui signifiait que boire pour oublier fonctionnait, bien que pas aussi efficacement qu’il l’avait espéré, car il pouvait encore se souvenir du reste de sa vie horrible.
— Est-ce que je l’ai frappée ? Demanda-t-il doucement.
Une partie lointaine de lui savait qu’il devait avoir honte, mais il ne trouva pas la force de s’en soucier.
— Euh, non, mon Seigneur.
Eh bien, c’était déjà ça, je suppose.
— Quelle heure est-il ? Demanda-t-il, bien qu’il ne soit pas sûr de pourquoi il se donnait la peine.
Quelle importance le temps avait-il pour lui maintenant ?
— Il est un peu plus de dix heures, mon Seigneur. Du matin, ajouta Morris après une pause.
— Pourquoi est-ce vous qui apportez des messages au lieu de mes valets de pied ?
Morris s’éclaircit la gorge.
— Euh, eh bien, c’est…
Caius poussa un soupir et se laissa tomber sur le dos, ne prenant pas la peine d’ouvrir les yeux.
— Laissez tomber, je peux deviner : tout le monde a trop peur de moi, n’est-ce pas ?
Jeter un seul livre et avoir la réputation d’être dangereux.
Ce n’était pas une question, mais Morris dit :
— Euh, pas peur, exactement, mais…
Il s’arrêta quand il ne sembla pas trouver de mot approprié.
— C’est tout ce que vous vouliez ? Demanda Caius, si las qu’il pouvait à peine forcer les mots à sortir de sa bouche.
— Madame Nelson vient de partir, Monsieur.
Il y eut une longue pause, puis :
— Je pourrais encore la rattraper si je me dépêchais…
— Pourquoi ?
— C’est une gouvernante compétente, Monsieur, dit Morris, visiblement peiné, ce qui en soi était exceptionnel car son digne majordome ne montrait presque jamais d’émotion.
Le fait que le vieil homme ait l’air si éreinté fit que Caius se sentit comme un ogre.
Il devrait s’excuser pour son comportement enfantin et grossier, mais il ne put se résoudre à prononcer les mots. Il avait honte et voulait juste que son plus fidèle serviteur s’en aille, détestant que quelqu’un le voie ainsi.
Encore une fois, Morris s’éclaircit la gorge.
— Euh, je suis sûr que je pourrais la convaincre de revenir si…
— Bien, bien. Allez la chercher, dit Caius, serrant ses tempes qui pulsaient avec les deux mains.
— Dois-je envoyer l’un des valets de pied vous aider à vous habiller, mon Seigneur ? demanda Morris d’une voix pleine d’espoir.
— Je ne me lève pas.
— Mais, euh, c’est un nouveau jour, Monsieur.
Caius rit. Oui, c’était un nouveau jour.
— Allez chercher votre maudite Madame Nelson », ordonna-t-il. Je sonnerai si j’ai envie de me lever.
Ne prenant pas la peine d’attendre une réponse, Caius se tourna sur le côté et se rendit à l’obscurité veloutée.
***
— Oh, allez, ma petite Selina, dit Shelton d’un ton suppliant. C’est un très, très long voyage. Vous aurez besoin de me parler à un moment donné.
Selina regarda par la fenêtre de la chaise de poste, pulsant de fureur en considérant les événements des dernières heures, et s’engageant dans un jeu inutile de « Qu’aurais-je dû faire pour ne pas me retrouver dans cette situation ? »
Aurait-elle dû crier quand il était entré dans la cour du Cygne à Deux Cous ?
Aurait-elle dû demander de l’aide au palefrenier lorsque Shelton l’avait mise dans la chaise de poste ?
Aurait-elle dû dire à l’aubergiste qu’elle était enlevée contre son gré ?
Selina n’avait rien fait de tout cela, car elle avait cru la menace de Shelton : faire des histoires n’attirerait que plus d’attention et ne ferait qu’annoncer leur comportement scandaleux à tout un chacun.
Eh bien, il était trop tard pour se réprimander pour son inaction. Selina pouvait crier maintenant, mais personne ne l’entendrait sauf le postillon. Et Shelton, bien sûr. Cela valait presque la peine de crier juste pour l’énerver.
Pourquoi lui donner la satisfaction de savoir qu’il vous a si profondément déroutée ?
Selina renifla. Il avait déjà cette satisfaction et plus encore.
— Vous n’auriez rien pu faire de différent, vous savez, dit Shelton, son ton condescendant l’énervant encore plus.
— Oh ? Et pourquoi ça ? Rétorqua Selina. Parce que vous êtes un méchant si parfait qu’il vous est impossible d’être déjoué ?
Il rit.
— J’ose dire que vous êtes plutôt doué pour ça, n’est-ce pas ? Après tout, je ne suis pas la première femme dont vous avez détruit la réputation et ruiné la vie.
Il cessa de rire et se détourna, mais pas avant que Selina ne voie de la colère luire dans ses yeux.
Bien. Elle ne voulait plus jamais lui parler ni entendre sa voix. Bien sûr, cela pourrait être un objectif difficile à atteindre si elle finissait par épouser ce pourri, ce qui semblait de plus en plus probable à chaque heure qui passait.
— Vous devez surmonter votre colère, ma chère. Non seulement elle est inutile, mais elle causera de vilaines rides sur ce joli visage qu’est le vôtre.
Selina serra les dents pour ne pas rétorquer. Au lieu de cela, elle visualisa le fait d’ouvrir la porte et de le pousser hors du carrosse en mouvement rapide. Elle sourit à l’image.
— Ce n’est peut-être pas le mariage d’amour romantique que vous espériez, ma Dame, mais Chatham me paiera l’argent que je demande et nous nous marierons. Et n’est-ce pas là tout ce qui compte au bout du compte ?
Il gloussa d’une manière suffisante qui lui donna envie de le gifler.
— Si vous vous insurgez contre votre destin, ou contre moi, tout ce que cela fera est d’empirer les choses pour vous. Sans parler de la honte que votre famille subira si vous causez des troubles à chaque auberge où nous nous arrêtons.
Épargner à sa famille une nouvelle humiliation était un argument convaincant et le même qu’il avait utilisé pour la faire chanter pour qu’elle monte dans la calèche quelques heures plus tôt. La réputation de Selina avait été ruinée dès qu’ils avaient été repérés au Cygne à Deux Cous. Elle y avait croisé au moins quatre connaissances, dont une commère notoire, et elle était certaine que ces quatre personnes n’avaient pas traîné pour ébruiter la nouvelle qu’ils avaient aperçu Lord Shelton et Lady Selina Bellamy, seuls, dans une auberge.
Vous le vouliez, maintenant vous l’avez, lui fit remarquer une voix moqueuse dans sa tête.
Selina jeta un regard furtif à celui qui était sur le point de devenir son époux, et fronça les sourcils à l’idée d’avoir pu désirer un libertin aussi égoïste et sans principes.
Il remarqua son regard et lui lança un sourire.
— Allons, allons. Soyons amis, hmm ? Vous m’aimiez assez il y a seulement quelques heures. J’ose dire que vous pensiez même m’aimer. Vous pouvez sûrement retrouver un peu de cette émotion, non ?
Elle ne daigna pas répondre. Au lieu de cela, elle regarda par la fenêtre.
Lorsque Shelton s’arrêta pour un changement de chevaux trois heures plus tard, Selina avait si désespérément besoin d’utiliser les toilettes qu’elle avait presque peur de descendre du carrosse.
— Quelque chose ne va pas ? demanda Shelton lorsqu’elle grimaça.
— Non.
Elle se détourna de lui et se dirigea vers l’auberge animée.
Shelton lui attrapa le bras.
— Euh, euh, euh, réprimanda-t-il. Où croyez-vous que vous allez, ma petite ?
Selina le fusilla du regard.
— Même vous ne pouvez pas être si stupide ?
Son visage devint d’un rouge brique terne à son ton cinglant.
— Vous feriez mieux de maîtriser votre langue vicieuse, ma chérie ou je devrai le faire pour vous.
Elle lança un regard noir, mais ne parla pas.
— Bonne fille, murmura-t-il d’une voix vraiment exaspérante. Maintenant, je vais vous laisser partir, mais d’abord, je veux que vous promettiez que vous ne ferez rien de stupide, comme d’essayer de vous échapper.
— Et où irais-je sans argent ?
Il hésita, mais hocha la tête.
— Bien, vous pouvez y aller, mais ne traînez pas. Nous ne nous attarderons pas longtemps ici.
Elle retira son bras et se précipita vers le bâtiment.
Cinq minutes plus tard, elle se sentait plus elle-même et capable de considérer sa situation avec un esprit plus clair. Elle réalisa soudain qu’elle se précipitait vers Shelton comme un chien obéissant, et s’arrêta dans le couloir à l’extérieur du café. Qu’était-elle en train de faire en retournant vers lui ? Oui, elle avait promis qu’elle n’essaierait pas de s’échapper, mais pourquoi devrait-elle se soucier de tenir sa parole à un tel scélérat ? Qu’est-ce qui l’empêchait de…
— Où est-elle, espèce de bâtard ? Rugit une voix masculine.
Le rugissement venait de l’intérieur du café. Curieuse, Selina entrouvrit la porte et sa mâchoire tomba. C’était l’énorme baron aux cheveux roux avec qui elle avait dansé quelques fois pendant la Saison, celui qui avait la langue bien pendue. Selina lutta pour se rappeler son nom. C’était quelque chose comme… Henly ? Swanson ? Fowler ? Oui, c’était ça ! Baron Fowler.
Il pourrait l’aider !
— Ça ne vous regarde pas, Fowler, rétorqua Shelton, n’ayant pas l’air du tout inquiet que l’énorme Écossais se précipite vers lui.
— Il se trouve que j’ai parlé à Lady Fitzroy, dont c’est certainement l’affaire, et elle m’a supplié de sauver Lady Selina de vos viles machinations, espèce de sale voyou !
La voix de Fowler fit trembler la pièce et Selina soupçonna qu’on pouvait l’entendre jusqu’à la route.
C’était le milieu de la journée, donc le café marchait bien et la moitié des tables était occupée. La plupart ressemblaient à de simples travailleurs, mais même ainsi, les détails de ce genre d’échange juteux seraient bientôt connus aux confins de l’Empire.
Et son nom serait associé à ces deux idiots et à leurs vociférations stupides.
Selina eut un soupir agacé et s’avança vers les deux hommes.
— Qu’est-ce qui se passe ici ?
La tête de Fowler se tourna vers elle et ses yeux s’écarquillèrent.
— Je suis venu vous sauver, ma Dame.
— C’est très gentil de votre part, mon Seigneur. Mais peut-être pourriez-vous le faire plus doucement ? siffla-t-elle.
Ses yeux vert brillant balayèrent la pièce et son visage tacheté de rousseur s’assombrit lorsqu’il remarqua son public captivé.
— Oh.
Selina fit un pas de plus, pour pouvoir baisser la voix.
— Nous n’avons pas besoin de rester ici dans cette pièce à nous disputer avec Lord Shelton. Si vous me ramenez à la maison de ma tante, je suis prête à partir avec vous tout de suite.
— Je vous ramènerai.
Le regard de Fowler glissa à nouveau vers Shelton.
— Mais d’abord, il faut que j’apprenne quelques bonnes manières à ce scélérat, ma Dame.
— Non, vous n’avez vraiment pas besoin de le faire, mon Seigneur.
Selina força les mots à travers ses dents serrées.
— Nous devrions simplement partir.
Fowler ne sembla pas l’entendre.
— Ce n’est pas un endroit pour une jeune dame jolie et délicate comme vous, Lady Selina. J’ai déjà parlé à l’aubergiste, et il a un salon privé mis de côté. Allez-y maintenant et attendez-moi là-bas.
Selina se mordit la lèvre pour ne pas crier.
— J’ai aussi engagé une calèche, continua Fowler. Et je vous accompagnerai à côté de celle-ci jusqu’à Londres.
Il lança un regard noir à Shelton.
— Comme un vrai gentleman.
Elle essaya une dernière fois.
— Ne pourrions-nous pas juste partir maintenant et…
— Vous allez m’apprendre les bonnes manières, hein ? demanda Shelton, parlant par-dessus Selina comme si elle n’avait pas parlé. Vraiment, quelle excellente idée ! Je crois que vous pourriez avoir besoin d’en apprendre un peu vous-même, Fowler.
Il sourit étroitement en déboutonnant son manteau avant de le retirer.
Selina haleta en réalisant ce qui était sur le point de se produire.
— Vous n’avez pas besoin de faire ça, Lord Fowler. Je serai…
— Ce vaurien a ruiné votre réputation et souillé votre honneur, ma Dame, rétorqua Fowler avec ferveur, enlevant son propre manteau. Mais ne craignez rien, vous n’aurez pas à l’épouser pour la sauver. Vous possédez mon cœur depuis des mois maintenant, Lady Selina.
— Possédez mon cœur ? répéta-t-elle sans réfléchir.
— Je serais honoré de vous prendre pour épouse, dit Fowler.
— Votre épouse ?
Elle secoua vigoureusement la tête.
— Oh, non, mon Seigneur, vous ne pouvez pas vous sacrifier pour moi, je ne peux pas…
— Ce ne serait pas un sacrifice. Je… je vous aime, ma Dame.
Shelton poussa un cri grossier, mais Fowler l’ignora.
Selina le fixa.
— Vous… vous m’aimez ? Mais vous ne me connaissez même pas, mon Seigneur. Nous avons dansé une poignée de fois et vous avez à peine dit trois mots en ces derniers mois.
Fowler rougit et ouvrit la bouche.
— Ça n’a pas d’importance pour ce genre de personne, Lady Selina, coupa Shelton, en souriant au grand homme. Fowler n’a pas besoin de vous connaître, il ne se soucie pas du tout de qui vous êtes. C’est juste un autre parvenu qui veut vous ajouter à sa collection de jolis bibelots.
Le baron se retourna et grogna,
— Fermez votre bouche avant que je ne la ferme pour vous.
Shelton rit et lança à l’autre homme un regard méprisant.
— Comme si le mariage avec un balourd comme vous sauverait sa réputation. Je suis l’héritier d’un foutu duché, espèce de stupide insolent. Je pense que nous savons tous les deux lequel de nous deux fera un meilleur mari pour elle.
— Messieurs, dit fermement Selina. Je ne veux épouser aucun de vous deux. Ce que je veux, c’est retourner à…
— Tenez ça.
Shelton jeta son manteau à Selina, son attention rivée sur Fowler.
Selina l’attrapa sans réfléchir puis serra les dents, froissant le tissu si fort qu’il serait très abîmé.
— S’il vous plaît, messieurs, je ne…
— Prenez le mien aussi.
Fowler ne détourna pas son regard de Shelton en lançant son manteau beaucoup plus cher dans la direction de Selina, l’atteignant à la tête.
— Je ne suppose pas qu’un bagarreur des bas-fonds comme vous soit familier avec les règles de Queensberry ? Demanda Shelton, enlevant sa cravate et la jetant sur Selina, ses yeux bleus pétillant alors qu’il se moquait du grand Écossais.
La poitrine de Fowler gronda, laissant échapper un véritable grognement et il lança, lui aussi, sa cravate et son gilet sur Selina, qui tenait maintenant la moitié d’une boutique de tailleur dans ses bras.
— Je peux vous corriger sous n’importe quelles foutues règles que vous voulez, Shelton.
Selina éleva la voix.
— Lord Fowler, Lord Shelton. Je vous en prie…
Le poing de Shelton s’élança et frappa le plus grand homme au menton, le repoussant.
Selina sursauta et s’écarta du chemin.
L’Écossais chancela et percuta une table où trois hommes mangeaient des pâtisseries et buvaient du café. L’impact dispersa la vaisselle et fit se lever les hommes alors que la table se brisait sous le poids de Fowler et que son dos heurtait le mur.
L’Écossais se releva et se mit en position accroupie.
— Vous voulez vous battre de manière déloyale, c’est ça ?
Il rugit puis chargea Shelton comme un taureau enragé.
Selina regarda avec horreur les deux hommes se battre et les spectateurs — non seulement les gens qui étaient déjà dans le café, mais de plus en plus qui arrivaient du couloir à chaque seconde — criaient et commençaient à placer des paris.
Des hommes se bousculaient autour d’elle, la poussant et la bousculant plus loin de la mêlée.
— Ils se battent pour toi, ma petite ? Demanda une femme plus âgée habillée avec les vêtements grossiers d’une ouvrière agricole, qui se tenait à côté d’elle.
Elle était sur la pointe des pieds pour voir par-dessus les têtes assemblées, mais elle lança un regard rapide pour jauger Selina.
— Tu es bien jolie.
Elle fit claquer sa langue.
— C’est dommage.
Selina fronça les sourcils.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Les jolies comme toi apprennent à se débrouiller avec un sourire et à ne pas utiliser ce qu’il y a dans leur tête.
Selina lança à la femme un regard irrité.
— Ma tête fonctionne très bien, merci. Et pour votre gouverne, ils ne se battent pas pour moi. Je suis juste leur excuse commode. Ils se battent l’un contre l’autre pour leurs propres raisons stupides.
La femme rit, peu perturbée par la réplique tranchante de Selina.
— Eh bien, c’est les hommes pour vous, hein ?
Elle grimaça alors que Fowler portait un coup particulièrement vicieux qui envoya Shelton s’écraser contre une table qui avait un service à thé complet dessus. Le bruit des pots, des tasses et des soucoupes qui se brisaient était assourdissant.
Plus de gens se bousculèrent dans la pièce et Selina se retrouva coincée contre le mur du fond par un groupe de trois hommes habillés comme des rouliers qui criaient des encouragements.
— Ils se battent pour quoi ? Demanda un quatrième homme.
Un des rouliers haussa les épaules.
— Une jolie poupée. Pour quoi d’autres se battent les pisse-froids ?
La mâchoire de Selina tomba. Jolie poupée ?
Pourquoi êtes-vous si choquée ? Ne savez-vous pas que c’est ainsi que les gens vous voient ? Vous devrez épouser l’un de ces idiots. Vous le savez, n’est-ce pas ?
Selina secoua la tête violemment à cette pensée répugnante.
— Non !
Son cri fut avalé par tous les autres cris et acclamations.
— Non, dit-elle à nouveau, plus fort cette fois. Je ne le ferai pas.
Elle était sur le point de jeter leurs vêtements sur le sol lorsqu’elle remarqua une grosse bourse en cuir noir sur le point de tomber de la poche du manteau de Lord Fowler. Elle la saisit et la soupesa dans sa paume. Elle était lourde, pleine d’argent.
Selina retint son souffle à l’idée audacieuse qui lui vint à l’esprit.
Les doigts tremblants, elle palpa les poches des deux vêtements. Elle en retira une seconde bourse, un petit pistolet, un étui ciselé en or qui renfermait une plume d’oie et un canif élégant, ainsi qu’un étui à cigares en argent.
Selina regarda les objets pendant un long moment, presque effrayée par l’idée qui se formait dans sa tête.
Vous ne pouvez pas vraiment envisager une telle action, Selina ? Je vous l’interdis.
C’était la voix de sa mère, aussi forte que si elle se tenait à côté d’elle.
L’un des hommes cria, on aurait dit Shelton, et le bruit fort du bois qui se brisait remplit la pièce.
Le bruit sortit Selina de sa torpeur et elle laissa tomber les vêtements sur le dossier d’une chaise voisine, fourra tous les objets dans son réticule jusqu’à ce qu’il déborde, puis se fraya un chemin à travers la foule, ne s’arrêtant pas jusqu’à ce qu’elle soit dans la cour.
Une grande main lui attrapa le bras et elle sursauta et se retourna.
— Qu’est-ce qui se passe là-dedans ? demanda un homme habillé en uniforme de cocher.
— Deux idiots qui se battent.
Il fronça les sourcils.
— À propos de quoi ?
— Une jolie poupée.
Ses yeux s’écarquillèrent à ses mots vulgaires. Derrière lui se trouvait une calèche avec des hommes et des sacs sur le dessus et des visages qui regardaient par les fenêtres.
— C’est votre calèche ? Demanda Selina.
— Oui.
— Il reste de la place ?
Son regard glissa sur sa coûteuse tenue de carrosse en taffetas rose et le gros réticule suspendu à son poignet et il leva un sourcil.
— Euh, oui.
— Je voudrais acheter une place.
— Vous ne voulez pas savoir où elle va ?
Selina sourit de manière tendue.
— Je me fiche de savoir où elle va. N’importe où est mieux qu’ici.