Lire un extrait King of My Scars – Il me sauve. Il me brise. Il est King. | Une romance à suspense entre passion et danger

Prologue

Il fallait que je parte. C’était allé trop loin cette fois-ci.

Je lui pardonnais toujours. Bêtement. Je savais que ça ne serait pas la dernière fois, et, sans surprise, chaque fois était pire que la précédente.

À force, je ne ressentais même plus vraiment la douleur. J’étais comme anesthésiée. L’ombre de moi-même.

Mais cette fois-ci… Il était allé trop loin. J’avais eu besoin de soins médicaux. Un coup de pied m’avait cassé deux côtes, et l’une d’entre elles avait perforé mon poumon. Mes reins étaient tuméfiés suite à ses coups de poing répétés, et il avait tordu mon poignet dans un angle tellement impossible que l’os s’était cassé.

Jusqu’à présent, il prenait soin de ne pas laisser de marque visible. À chaque fois que cela arrivait, il m’emmenait en week-end pour se faire pardonner, le temps que les bleus disparaissent, et à chaque fois, je disparaissais un peu plus avec eux.

Ma mère avait des soupçons. Je les voyais dans ses yeux, et je les entendais dans ses questions, formulées à demi-mot, de peur de l’accuser à tort.

Mais elle savait.

Je voulais lui raconter. À elle, à n’importe qui… C’était un poids trop lourd à porter seule. Un éléphant assis sur ma poitrine. Il m’avait réduite à une coquille vide. J’avançais mécaniquement.

J’étais sienne.

Rien de plus, rien de moins.

Il était un homme d’affaires, puissant et respecté. Personne ne me croirait jamais, et même, dans le cas contraire, il achèterait leur silence. Au début, je trouvais cela hallucinant que l’argent puisse acheter la tranquillité d’esprit de quelqu’un, mais je l’avais vu si souvent de mes propres yeux que plus rien ne m’étonnait.

Il m’avait emmenée dans un hôpital privé et m’avait rendu visite tous les jours, jouant le rôle du fiancé dévoué à la perfection. Il avait pleuré en racontant aux infirmières qu’un intrus m’avait attaquée chez nous et j’avais pleuré à mon tour en constatant mon impuissance.

J’ai passé dix jours à l’hôpital. Dix jours sans avoir peur. Dix jours sans avoir à lui obéir. Là-bas, j’étais à l’abri.
En cinq ans, jamais nous n’avions été séparés si longtemps. C’était la meilleure chose qui aurait pu m’arriver. Ma confiance en moi augmentait de jour en jour, et je retrouvais peu à peu celle que j’avais été. La jeune fille avait grandi. J’étais désormais une femme, et je savais ce que l’avenir me réservait. Le feu dans mes tripes était minuscule, à peine une étincelle, mais il était bien là et j’étais persuadée que, si je restais, cette petite lueur d’espoir s’éteindrait. Et moi avec.

Alors j’ai fait la seule chose qu’il me restait à faire…

Je me suis enfuie.

Chapitre 1

Je pensais être forte. J’ai appris à survivre, à m’adapter et à grandir face à toutes les situations et j’ai enduré bien pire, et je me suis relevée.

Mais aujourd’hui, ma vie est un mensonge.

Un mariage malheureux à un homme que je n’aime pas, un nom qui n’est pas le mien, engouffrée dans une voie sans issue parce qu’après tout, je suis responsable de mes actes. Tout est si flou que je ne vois plus rien.

J’ai choisi de m’enfuir. De me cacher. Et maintenant, je ne sais plus où aller.

Je veux rentrer, mais j’ignore si c’est possible. Je veux être moi-même, mais je ne sais pas comment m’extirper de cette situation.

Mes pas sur le tapis de course sont de plus en plus lourds, suivant le rythme de mes pensées et des éventualités qui se frayent un chemin dans mon esprit. Je savoure la brûlure dans mes cuisses alors que je continue ma course, mes poumons luttent pour aspirer plus d’air, m’offrant une distraction bienvenue, la seule distraction loin de l’existence factice que je mène.

Ma vie n’est pas merdique, du moins, pas autant que celle que j’ai fuie. Mais je ne suis pas heureuse non plus. Le but de la vie est-il de survivre… ou de s’épanouir ? Ma mère me manque. Je ne l’ai pas vue et ne lui ai pas parlé depuis que j’ai quitté Boulder City. Et mon amie Lottie me manque aussi, la seule véritable amie que je n’ai jamais eue.

Je regrette d’avoir laissé Jonny éloigner mes proches, de l’avoir laissé détruire ma vie. C’est à cause de lui que je porte un faux nom depuis dix-huit mois. C’est lui, la racine de tous les malheurs qui se sont abattus sur moi depuis que je l’ai rencontré.

J’habite désormais dans une magnifique maison à Los Angeles. J’ai épousé un magnat de la musique, Aaron Jamesson, et le monde est à portée de main. L’argent permet de s’offrir beaucoup de choses, comme il permet aussi facilement de créer un écran de fumée, mais il n’emplit pas le vide dans mon cœur.

Au début, Aaron semblait l’antithèse de Jonny. Nos dates étaient amusants et notre mariage, magnifique. Il m’a proposé une amitié dont j’avais besoin, et offert l’opportunité d’un nouveau départ et d’une nouvelle identité, ce que je n’aurais jamais cru possible. Pour être tout à fait honnête, je me suis servie de lui pour disparaitre, pour empêcher Jonny de me retrouver. Je me suis réinventée pour sauver ma peau, créé une identité complètement différente et accepté des choses que j’aurais refusées en temps normal. Comme avoir un enfant. Putain, l’idée même d’un enfant me donne des sueurs froides. Je sais qu’Aaron ne tardera pas à se demander pourquoi je ne suis toujours pas enceinte et j’ignore comment retarder l’inévitable.

J’ai vécu sous le nom de Natalie Jamesson et tenté de cacher qui je suis du mieux que je pouvais. Sans aucun scrupule. La liberté de fuir mon passé valait bien le poids de la culpabilité. Comment se sentir coupable quand on a oublié comment ressentir ?

C’est toujours la même histoire que je ressasse tous les jours.

Je ne trouve jamais de solution ni d’issue et me retrouve malheureuse encore une fois. Je prends chaque jour comme il vient en espérant que tout se passe pour le mieux, d’une façon ou d’une autre, laissant le destin faire son travail, avec l’espoir que la chance me sourie.

Je termine ma session, attrape ma serviette et la place autour de mon cou avant d’éteindre les lumières et de sortir de la salle de sport. La porte d’entrée claque et la voix forte d’Aaron retentit dans l’entrée. Son agitation me rend nerveuse. Depuis que nous sommes revenus de notre lune de miel, pendant laquelle une petite partie de moi pensait que nous pourrions véritablement être heureux, tout est parti en couille et a démontré que j’aurais dû garder mon cœur sous clé et la tête froide. Ce petit anneau doré avait changé les choses. Changé Aaron. Quelque chose avait basculé à l’instant où l’avion avait touché le sol à LA et, d’expérience, je sais que, si quelque chose sonne faux depuis le début, il a de fortes chances que ça le soit.

— Je t’ai déjà dit que je ne l’ai pas en ce moment, merde… Non, je peux te le faire parvenir au plus tôt vendredi prochain… Bien…

Il raccroche brusquement, reste planté en plein milieu de la porte et passe la main dans ses cheveux. Son stress est palpable, et je ne suis pas sûre qu’essayer de lui parler quand il est dans un état pareil en vaille la peine. Mais l’ignorer ne ferait qu’empirer les choses. Il lève les yeux vers moi qui le fixe.

Je lance joyeusement :

— Salut !

Puis je le rejoins, et me hisse sur la pointe des pieds pour lui donner un baiser sur la joue.

La forte odeur d’alcool qui émane de lui m’indique qu’il ne s’est pas arrêté à un seul verre lors de son déjeuner. Il boit beaucoup ces derniers temps, mais il ignore mes remarques dès que j’aborde le sujet. Il lâche :

— Ça fait longtemps que t’es plantée là ?

— Quelques secondes à peine. Je venais de terminer ma session quand tu es rentré. Je vais prendre une douche et je reviens, d’accord ?

— Bien.

Son intonation monocorde, comme s’il n’en avait rien à faire, me perturbe. Ça ne devrait pas me décevoir autant, et pourtant.

— Donne-moi dix minutes, marmonné-je.

— Bien sûr.

Sa réponse détachée me rend encore moins sûre de moi. Bêtement, j’ai hâte qu’il rentre parce que mon côté naïf espère que chaque jour soit différent, mais aujourd’hui est semblable à hier et la seule conversation dont il est capable reste monosyllabique. Pleine d’appréhension, je chasse l’idée d’avoir déjà vécu ça. Ne serais-je pas mieux lotie toute seule ?

Je tourne les talons et monte les escaliers deux à deux, avec l’espoir qu’il se soit calmé quand je descendrai. Je retire mes vêtements trempés de sueur en un temps record et les lance dans un coin de la salle de bain. Pourquoi est-ce que je lui donne le pouvoir de me faire ressentir ça ? Peut-être que deux ans de mariage, c’était trop ambitieux ; nous n’avons tenu que douze semaines. J’enlève la pince qui retenait mes cheveux et passe mes doigts dans mes boucles blondes. Je ne les ai pas coupées ni colorées depuis le mariage et elles atteignent désormais ma taille.

Je laisse couler l’eau la plus chaude possible et entre dans la douche. Les multiples jets aspergent mes muscles endoloris d’eau brûlante et je ferme les yeux. C’en est presque douloureux, mais cette sensation est une distraction bienvenue qui me permet d’échapper à mes pensées. Je penche la tête vers l’arrière et laisse l’eau couler le long de mes cheveux.

Une main froide sur ma hanche me fait sursauter, je relève brusquement la tête, ouvre les yeux pour découvrir Aaron en face de moi. D’après son manque de vêtements, il va me rejoindre dans la douche, que je le souhaite ou non.

— Chérie, dit-il doucement. Je suis désolé d’avoir été sec…

Mon corps entier se tend alors que ses mains serpentent autour de ma taille avant de s’arrêter sur mon cul, pour m’attirer à lui tandis qu’il dépose des baisers le long de mon épaule et de ma clavicule. Son érection appuie contre mon ventre et ses mains glissent sur ma peau humide. Même si j’aimerais retrouver la proximité physique que nous avions autrefois, je n’ai pas envie de lui. Pas maintenant, pas comme ça. Son comportement de ces derniers temps m’a éloignée de lui et chaque seconde en sa compagnie ne fait qu’accroître cette distance. Ma réserve, omniprésente avant le mariage, revient lentement à la surface et mon instinct me dicte de m’y fier pour survivre.

Je le repousse d’un roulement d’épaule et recule.

— Pas maintenant, Aaron.

Ses mains cessent d’explorer mon corps, et il me repousse un peu en me tenant par les épaules et il se baisse pour me regarder directement dans les yeux.

— Comment ça, pas maintenant ?

Son regard dur me fait frissonner, mais je carre les épaules et refuse de me laisser abattre.

— Comme ça. Pas. Maintenant.

J’articule les deux derniers mots les dents serrées pour qu’il comprenne tout à fait que je ne me laisserai pas amadouer. Je repousse ses bras et me faufile pour sortir de la douche, mais ses doigts agrippent fermement mon coude avant d’y parvenir.

— Pas maintenant ? Tu te refuses à moi ? Je suis ton mari, merde. Comment tu vas réussir à tomber enceinte comme ça ?

Je déteste son égoïsme, à faire comme si c’était moi qui avais bousillé ses plans. Comme s’il était le seul à être en colère. Je suis en colère de l’avoir laissé entrer dans ma vie, d’avoir baissé ma garde, et, plus que tout, j’éprouve de la colère contre moi-même d’être tombée dans le panneau et de me retrouver dans une situation de merde une fois de plus.

Je pose mes mains sur mes hanches et me penche vers lui, déterminée par ma fureur montante.

— Et moi alors ? Et si je ne voulais pas tomber enceinte, hein ? T’y as déjà pensé ?

Il blêmit et sa poigne sur mon coude se resserre. Merde, est-ce que je viens vraiment de dire ça ? Merde, merde, merde… Je regrette instantanément mes paroles. Son visage se crispe, il se redresse et l’espace autour de nous semble tout à coup minuscule.

Je me sens minuscule.

— Qu’est-ce que tu viens de dire ?

Il s’approche, son visage n’est plus qu’à quelques centimètres du mien, sa voix devient grave et ses pupilles tellement dilatées par la rage que je me demande un instant s’il a pris de la drogue. Je connais cette impression et je n’avais pas envie de la revivre, mais me revoilà, l’adrénaline pulsant dans mon corps, les jambes tremblantes, incapable de trouver le courage de me casser d’ici. Les sautes d’humeur d’Aaron sont devenues imprévisibles ces derniers temps et je me rassurais en me disant qu’il avait passé une mauvaise journée, qu’il était stressé après une journée de travail harassante. Je suis retombée dans mes vieux travers, à trouver des excuses pour ses répliques cinglantes et ses humeurs changeantes.

— Tu ne veux pas porter mon bébé ? demande-t-il.

— Aaron, ce n’est pas ce que je voulais dire.

Je lâche un soupir exaspéré et continue :

— Je suis fatiguée, tu es fatigué, et tu as visiblement passé une très mauvaise journée. Alors, rhabillons-nous et allons manger, s’il te plait.

Mon air désespéré me fait horreur, mais en ce moment, c’est exactement ce que je ressens. Je ferais n’importe quoi pour faire avance rapide sur cette conversation et oublier la tension qui emplit la pièce. Je veux qu’il me lâche pour que je puisse partir.

La voix crispée et les dents serrées, il éructe :

— Ça fait trois putain de mois qu’on essaie de faire un bébé.

Il tient toujours mon bras et ses doigts m’agrippent si fort que je sais qu’ils laisseront des bleus.

Son expression change soudainement, comme s’il venait de prendre conscience d’une chose. Il relâche sa prise et fronce les sourcils avant de sortir de la douche. Alors que je mets mon peignoir, il vide frénétiquement les placards et met la pièce sens dessus dessous. Les crèmes et les lotions, fracassées au sol, le recouvrent d’une substance grasse et glissante.

— Aaron, qu’est-ce que tu fais ?

Il ne répond pas et continue de vider le contenu des placards et des tiroirs jusqu’à recouvrir le carrelage de la salle de bain. Il traverse la pièce pour se rendre dans la chambre en donnant des coups de pied dans les objets amoncelés par terre.

— Où sont-elles ? rugit-il en se précipitant vers ma coiffeuse.

— De quoi tu parles ? Aaron, arrête…

Je tente d’attraper son bras, mais il me repousse, ouvre le tiroir du haut pour déverser son contenu sur le sol quand je réalise enfin ce qu’il cherche. Nous le voyons en même temps.

Merde.

Ses yeux accusateurs se rivent aux miens.

Je ne peux pas bouger. Pas parler. Je sais qu’il sait.

Nous plongeons vers la boîte simultanément, mais il est plus rapide que moi et la ramasse, la mettant hors de ma portée. Il ouvre la boîte et en sort la plaquette à moitié vide. Il contemple les petites pilules blanches, calcule combien il en reste, alors que je reste plantée là, impuissante, redoutant sa réaction.

— Espèce de salope !

Le volume de sa voix me fait sursauter et je me prépare à une nouvelle attaque. Les pilules retombent sur le sol et en deux pas, il est face à moi, son visage à deux doigts du mien.

— Tu m’as menti, Natalie.

Il est si proche que je sens son souffle sur mes lèvres.

— Tu m’as fait croire qu’on essayait d’avoir un bébé, et, pendant tout ce temps, tu prenais tes putain de pilules.

Je baisse les yeux pour éviter son regard et j’essaie de trouver un moyen de calmer le jeu, mais, peu importe ce que je dis, ça n’arrangera rien.

Il attrape violemment mon visage à une main et me force à le lever vers lui. Il appuie sur mes joues, son pouce et son index creusent mes pommettes et je grimace sous la douleur.

— Je me casse le cul au boulot pour toi, pour payer tes beaux vêtements, tes repas hors de prix avec les autres femmes, pour qu’on puisse fonder une famille ensemble, et c’est comme ça que tu me remercies ?

— Aaron, s’il te plait, je…

— Tu quoi ? Explique-moi pourquoi TU M’AS MENTI, PUTAIN !

Il hurle les derniers mots et je ferme les yeux pour tenter d’être ailleurs.

— Aaron…

Ma lèvre inférieure commence à trembler tandis que les images de ce qui va suivre emplissent mon esprit. Je connais ce qui vient. Je l’ai déjà vécu.

La pression sur ma mâchoire diminue juste avant que ma tête ne soit projetée sur le côté, le dos de sa main frappant violemment ma joue. Étourdie, il me faut quelques secondes pour réaliser ce qui vient de se produire. Son alliance déchire ma peau et ma joue commence à brûler. Je porte instinctivement ma main à mon visage et croise son regard.

— Merde, souffle-t-il, les yeux écarquillés, bouche bée, sous le choc. Natalie, mon Dieu… Je ne voulais pas, je ne sais pas pourquoi…

Il tend la main vers moi, les yeux pleins de larmes quand il constate que je recule.

— Nat, s’il te plait. Je suis désolé.

— Laisse. Moi. Tranquille.

Je marche à reculons, la main toujours sur la joue, choquée. Je le voyais venir. Mais je me disais que tous les hommes n’étaient pas comme Jonny, que tous les hommes ne pétaient pas les plombs pour devenir violents. Et pourtant, ça venait de se reproduire.

Les jambes tremblantes, j’entre dans la salle de bain, claque la porte derrière moi et la verrouille aussi vite que possible. Je rajuste mon peignoir, rassemble mes cheveux sur le dessus de ma tête et les attache avec un élastique. Ma joue pique au toucher, m’arrachant une grimace. Je saigne.

Je me précipite vers le miroir pour m’examiner. Mon œil gonfle déjà et ma joue porte une trace rouge vif. Je sais d’expérience que cette trace deviendra noire. Une griffure de quelques centimètres balafre ma pommette et du sang coule le long de mon visage.

— Natalie… laisse-moi entrer, je t’en supplie. Je suis tellement désolé…

L’entendre pitoyablement supplier de l’autre côté de la porte me rappelle des souvenirs. À la différence que, cette fois-ci, ça ne m’inspire aucune peur, mais uniquement de la détermination.

Ça ne recommencera pas.

Je sais qu’il s’en veut probablement terriblement, et si je lui laissais sa chance, il me présenterait des milliers d’excuses pour atténuer sa culpabilité. Il me supplierait et me promettrait que ça ne se reproduira plus jamais. Il m’emmènerait chez le bijoutier ce week-end.

Je le sais.

Je l’ai déjà vécu.

Je ne ressens aucune pitié envers lui. C’est vrai que j’ai menti, mais je ne méritais pas ça. Face à mon reflet, je parviens à articuler :

— Va-t’en…

— Nat, laisse-moi entrer…

— J’ai dit VA T’EN !

J’entends ses pas s’éloigner et le claquement de la porte de la chambre me fait sursauter. Mes jambes deviennent molles, ma tête se met à tourner, un torrent de larmes floute ma vue, menaçant de déborder à tout moment.

La peur, les cris, le sentiment de vulnérabilité… C’en est trop pour moi. Je me roule en boule sur le sol, les genoux contre la poitrine, les bras enroulés autour d’eux. C’est seulement là que j’autorise les larmes à couler, sans aucune retenue. Je me rends compte que ces trois derniers mois ont rongé mon armure et m’ont fait redevenir cette fille que je connais si bien, revenir là où je ne voulais plus aller, retourner à cette vie que je voulais tant éviter. J’ai beau changer de nom et d’identité, rien ne change. Je ne sais pas combien de temps j’ai passé à pleurer, mais quand j’émerge, la nuit est en train de tomber. Mes épaules sont tendues et j’ai mal au cœur d’avoir tant sangloté. Tous mes muscles protestent quand je me redresse et une migraine menace. Je constate les dégâts de la dispute éparpillés au sol. En allumant, je regarde autour de moi avec une prise de conscience brutale. Tout a l’air horrible dans le noir, tout se révèle horrible à la lumière. Les mains posées de chaque côté du lavabo, je fixe mon reflet dans le miroir avec résignation. Mes yeux sont gonflés et chaque clignement est douloureux. Des traînées de mascara mêlées de sang ont séché en lignes floues sur mes joues. C’est un visage bien connu, et une expression brisée et distante que je ne souhaitais plus jamais revoir.

Je ne peux pas rester ici.

Je ne peux pas rester mariée à Aaron.

Tout au fond de moi, je savais bien que c’était provisoire. C’était stupide et faible de penser que ça pouvait tenir. Putain, ce mec ne connait même pas mon vrai nom…

Et ils vécurent heureux n’a jamais été une option.

Je sais ce qu’il me reste à faire.

Combattre ou fuir.

On a passé bien trop de temps à se battre.

L’eau froide sur mon visage soulage la chaleur autour de mes yeux. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Il ne me reste plus rien désormais. Je ne ressens plus rien. Je suis vide. Dénuée de toute émotion. Il ne reste que la colère d’avoir laissé ça se reproduire. La froideur de l’eau achève de me réveiller et m’aiguille vers la prochaine étape.

Je nettoie la coupure sur ma joue. La douleur m’arrache une grimace. C’est une blessure superficielle qui guérira vite. Elle ne laissera peut-être même pas de cicatrice. Rien qu’un nouveau traumatisme.

J’ouvre doucement la porte de la salle de bain, et observe le désordre autour de moi. À l’affût de signes qui trahiraient la présence d’Aaron, mais seuls le silence et une atmosphère pesante me répondent. Je jette un œil par la fenêtre de la chambre et constate que sa voiture n’est plus là. Ouf. Ça ne me laisse peut-être pas beaucoup de temps pour partir, mais c’est toujours mieux que de l’affronter. Je m’habille à la hâte, sors une valise du placard et la remplis de tous les objets indispensables que je peux transporter : des vêtements, des produits d’hygiène et mes carnets de dessin. Toute ma vie, balancée en cinq minutes dans un sac.

Je tire la valise vers la porte de la chambre, faisant de mon mieux pour rester forte et continuer d’avancer. Je marche de plus en plus vite pour finir par descendre l’escalier en colimaçon en courant, la valise rebondissant sur chaque marche.

Dans l’entrée, j’attrape mon sac à main. Je ne sais pas si j’irai bien loin avec mes cartes de crédit avant qu’Aaron ne les bloque ou ne retrouve ma trace grâce à elles, mais je possède un compte dont il ignore tout. Je me dis qu’au fond, je savais que ça ne me marcherait pas entre nous, c’est pour ça que j’ai conservé ce compte en l’alimentant peu à peu.

Je retire mes bagues et les laisse sur la console à côté de la porte d’entrée pour qu’il les découvre en rentrant. S’il ne s’était pas encore rendu compte que ce simulacre de mariage était terminé, il le fera en trouvant mes bagues. J’attrape mes clés, ouvre la porte d’entrée, prends ma valise et la fuite. Ma Porsche Carrera sonne quand j’appuie sur le bouton de la clé, et les phares s’illuminent pour indiquer qu’elle est déverrouillée. Je lance ma valise sur le siège passager et m’installe au volant.

Les roues soulèvent un nuage de poussière dans l’allée derrière moi. Dans le rétroviseur, je lance un dernier regard vers la maison que je quitte.

Elle est magnifique, mais je ne m’y suis jamais sentie chez moi.

 

Chapitre 2

Après quelques heures de route, je lutte pour garder les yeux ouverts et je ne veux pas courir le risque de m’assoupir au volant. L’option la plus sûre est de m’arrêter pour la nuit et de voir après.

Je descends de l’autoroute pour me garer devant un motel. Il a l’air pourri, mais c’est bien le dernier endroit sur Terre où Aaron pensera à me chercher. Il doit m’imaginer dans un hôtel huppé, avec service de chambre et tout le confort du monde. Au fond, il ne m’a jamais vraiment connue. Peut-être que je ne me connais pas moi-même.

Je referme la porte derrière moi et inspecte la pièce où je passerai la nuit. Un lit une place, un oreiller et une petite pile de draps et de couvertures. La dernière fois que j’ai dormi dans un lit une place, j’avais dix-sept ans.

J’ai l’impression de constamment retourner en arrière…

La moquette, dont le motif psychédélique qui devait autrefois être rouge et jaune est devenu marronnasse au fil du temps, est usée jusqu’à la corde sur les zones de passage. Un fauteuil dans un coin et une table de chevet installée à côté sont les seuls autres meubles de la pièce et ils ont l’air d’avoir vécu des jours meilleurs. La lampe sur la table de chevet n’a pas d’abat-jour, ce qui produit une lumière crue et des ombres obscures sur les murs. Je crois que cette chambre n’a pas été remise au goût du jour depuis 1975.

Je laisse tomber ma valise et lance mes clés dans un coin. Il ne me faut que quatre pas pour atteindre la salle de bain et je ferme les yeux en ouvrant la porte, pleine d’appréhension pour ce qui se trouverait de l’autre côté. Les yeux mi-clos, j’allume la lumière pour découvrir une salle de bain vieillotte, mais propre qui me surprend agréablement. Je referme la porte et expire longuement. Lorsque je m’assois sur le lit, les ressorts grincent et protestent sous mon faible poids, et une odeur musquée et rance envahit mes narines.

Je jette un œil à ma montre. Il est 22 heures. Je suis au bout du rouleau et mon corps, désormais redescendu de son pic d’adrénaline, semble deux fois plus lourd qu’avant. Je n’ai aucune idée de ce que je vais faire à présent et je suis bien trop épuisée pour y réfléchir. Dormir. J’ai besoin de dormir. J’espère que mes idées seront plus claires à mon réveil.

Je fais le lit avec les draps, qui sont, à ma grande surprise, immaculés, et je me couche tout habillée. Mon visage me fait mal à cause de la coupure et je porte instinctivement mes doigts à ma joue, juste sous la plaie, en me remémorant les événements de la soirée. Je n’aurais jamais cru que ça en arriverait là. Je voulais me sentir à ma place quelque part. Je voulais pouvoir baisser ma garde et ne plus faire semblant.

Si c’est à ça que ressemblera ma vie de fugitive, il est peut-être temps de penser à récupérer ma vie d’avant. Les scénarios qui se bousculent dans ma tête finissent de m’épuiser et je finis par sombrer dans un profond sommeil.

***

J’entrouvre les yeux et les referme aussitôt. Quand, enfin, le brouillard du sommeil se dissipe et que je réalise quel jour on est et où je me trouve, je pousse un grognement. Je ne sais pas ce qui est pire, mes rêves ou la réalité. Je m’assois et grimace quand mes pieds nus touchent la moquette qui n’est pas si propre que ça. Je prends une profonde inspiration, m’étire les bras et vais prendre une douche.

Le corps fouetté par l’eau brûlante, les choses deviennent un peu plus claires chaque minute. Je suis soulagée de ne pas avoir perdu la petite fille en moi juste en changeant de nom. Natalie n’est pas un personnage de fiction : elle est moi. Je suis toujours moi-même.

J’en ai marre.

De courir.

De me battre.

De surveiller mes arrières et de mesurer chaque parole pour ne pas dévoiler qui je suis vraiment.

C’est ma vie et je vais la reprendre en main.

Je m’habille, me maquille un peu et remballe mes affaires. Après avoir laissé les clés au comptoir, je me dirige vers ma voiture. C’est dingue que mon siège conducteur soit plus confortable que le lit dans lequel je viens de passer la nuit ; le confort a réellement un prix.

Je découvre une marée de messages d’Aaron en allumant mon portable.

Les premiers, juste après avoir découvert que j’ai fait mes valises et suis partie, sont hystériques. Il est visiblement désolé et me demande de l’appeler et de lui dire où je suis. Il me dit à quel point je compte pour lui et combien il m’aime. Cependant, le discours du mari inquiet et repentant laisse vite la place à celui du mari furieux et exigeant.

Une fois les messages du répondeur et les SMS consultés et effacés, j’appelle la seule personne à qui j’ai envie de parler, avec l’espoir que son numéro soit toujours le même après tout ce temps.

Je tremble d’anticipation et d’excitation alors que mes doigts cherchent le numéro à composer. La voix familière et chaleureuse répond enfin à l’autre bout du fil.

— Allo…

Les émotions me submergent en entendant cette voix. Un sanglot m’échappe.

— Maman ?

— Ma petite fille ? C’est bien toi ? demande-t-elle, incrédule.

— Oui maman, c’est moi…

Les vannes sont ouvertes et, de chaque côté du fil, nous pleurons des larmes de joie en entendant la voix de l’autre. Peu importe que j’aie passé la majorité de mon enfance à m’occuper d’elle, à la ramasser à la petite cuillère après chaque mariage raté, à être sa force quand elle était faible. Ce n’était qu’après avoir passé du temps loin d’elle, sans pouvoir la contacter, que j’ai réalisé que nous avions toujours été le moteur de l’autre.

C’est la seule famille qu’il me reste.

— Où es-tu, ma chérie ? Tu vas bien ?

— Je vais bien, c’est juste que… tu me manques tellement, maman.

— J’ai attendu un appel de ta part chaque jour. Je savais pourquoi tu ne le faisais pas, mais ça ne m’a jamais empêchée de vouloir entendre ta voix.

— Je voulais appeler plus tôt, mais… tu sais…

Je n’arrive pas à terminer ma phrase, la gorge serrée.

— J’espérais tous les jours que tu le fasses, s’exclame-t-elle d’une voix haut perchée, pleine d’émotions.

— Ne t’énerve pas, maman, s’il te plait.

— Je suis désolée, ma chérie, mais ne pas savoir si tu es heureuse ni même où tu es…

Ne pas la contacter avait été compliqué, et je suis heureuse qu’elle ait son mari, Brent. Je savais qu’elle était entre de bonnes mains avec lui. Imaginer comment elle avait dû se sentir en sachant ce que son enfant traversait sans savoir où il se trouvait me tuait.

— Eh bien, je dois régler deux ou trois choses, mais ça devrait bientôt s’arranger, je te le promets, dis-je d’un ton déterminé qui me surprend moi-même.

— Pourquoi ? Que se passe-t-il ? Tu as besoin de mon aide ? Est-ce que je peux faire quelque chose ?

Elle parle à toute vitesse, désireuse de faire quelque chose après s’être sentie inutile si longtemps.

— Je veux juste savoir une chose… Tu l’as vu ?

Je n’arrive même pas à prononcer son nom à voix haute. Comme si ça allait me rendre malade.

— Jonny ? Non. Il est venu une fois après ton départ. Il était furieux, agité, et il a hurlé… murmure-t-elle.

— Maman ?

Elle soupire.

— Il a tabassé Brent. Il pensait qu’on savait où tu étais.

Je me sens mal. Je ne pensais pas les mettre dans cette situation. Je n’ai pensé à rien. La seule chose que je savais, c’était que je devais partir.

— Oh, maman, je suis désolée. Je suis tellement désolée. Brent va bien ?

— Oui. Il était fourbu pendant quelques jours, mais les blessures n’étaient que superficielles. Je crois qu’il s’est rendu compte qu’on ne savait rien. On a plus entendu parler de lui depuis.

— Rien du tout ? Il n’est plus à Boulder City ?

— Rien du tout. Personne ne l’a vu.

— Même au bureau ? je demande, désespérée.

— Je ne suis pas sûre, ma chérie. J’étais bien contente de ne plus le voir. Si tu veux en savoir plus, je peux demander autour de moi.

— Non, c’est bon. Je ne veux pas faire de vagues…

Je m’interromps, réfléchissant à ce que je vais faire ensuite.

— Maman, je sais que ça va être difficile, mais tu peux oublier que nous avons parlé aujourd’hui ? Ne dis rien à personne, pas même à Brent.

— Mais il sera si heureux de savoir que tu as appelé… Tu vas revenir ? Je ne crois pas que ça posera encore un problème, ma chérie…

— Je ne sais pas. Franchement, je pense qu’il est passé à autre chose, mais tant que je ne sais pas comment ça va se passer, je veux que vous soyez en sécurité. Tu sais comment ça s’est passé.

C’est ce que je dis, mais elle est loin de tout savoir. J’ai gardé tellement de choses pour moi.

— J’aimerais revenir. Vraiment. Mais on verra. Laisse-moi quelques jours.

— D’accord. Tu sais ce que tu fais.

— Pas vraiment. Mais ça va venir.

— C’est bien ma fille !

Je souris. Elle disait toujours ça quand j’étais petite et elle a raison. Je suis sa fille, même à vingt-six ans.

— Je t’aime, maman. Je te rappelle bientôt.

— Je t’aime aussi. Prends soin de toi.

L’appel terminé, je fixe l’écran pendant quelques instants. Une seule conversation avec ma mère et tout semble plus clair. Je dois trouver un moyen de revenir, d’être près d’elle. Elle est ma seule famille, mon roc. J’ai perdu assez de temps loin d’elle et je ne suis plus la même personne qu’avant. Je suis plus forte après avoir traversé toutes ces épreuves et je suis persuadée de pouvoir en traverser d’autres encore grâce au soutien de ma famille.

Et maintenant ? Je me dirige vers Boulder City alors que je sais que je ne peux pas encore revenir, mais il me faut m’approcher. Je prends une profonde inspiration et compose le seul autre numéro que je connais par cœur, en espérant qu’il n’ait pas changé depuis la dernière fois. Quand elle décroche, je souris.

— Allo ?

— C’est l’heure du cocktail, ma vie ?

J’ouvre la conversation avec notre salutation habituelle. Sa réponse traditionnelle ne suit pas.

Silence radio.

— Lottie ?

— Pratiquement deux ans… Ça fait deux ans que tu m’as pas appelée, putain…

— Je sais, je murmure. Je suis désolée. Il s’est passé des choses…

— Arrête avec tes conneries. C’est ton connard de petit-copain manipulateur qui s’est passé.

— Lottie…

— Ne me donne pas de Lottie. Il ne m’aimait pas, et c’est lui que tu as choisi.

Mon cœur se brise à l’idée qu’elle pense ça.

— Ce n’était pas ça.

— Ah non ? Alors c’était quoi ? Il s’est lassé et maintenant, tu veux retrouver ton amie ?

— Lottie ! Arrête de faire ta connasse ! Tu sais que c’était pas ça, je lance avant de baisser la voix. Il…

— Il quoi ? Qu’est-ce que ce fils de chien t’a fait ?

Sa voix devient protectrice. Elle est le cliché de la rousse : futée, impulsive et impitoyable !

— J’ai besoin d’aide, Lottie, et tu es la seule en qui j’ai confiance.

— Ne change pas de sujet, jeune fille ! Qu’est-ce qu’il a fait, et que puis-je faire pour t’aider ? Tu sais que je ferais n’importe quoi pour toi, ajoute-t-elle doucement.

Son franc-parler m’a manqué.

Sa loyauté m’a manqué.

Son amitié m’a manqué.

— Tu m’as manqué, Lottie.

J’espère qu’elle perçoit le sourire dans ma voix.

— Tu m’as manqué aussi, dit-elle avant d’inspirer. Bon. Maintenant qu’on en a fini avec les niaiseries, tu me mets au jus ?

Elle n’a absolument pas changé. Droit au but, sans détour.

— Oui, mais pas au téléphone. Tu connais un endroit près de Boulder City où je pourrais aller ? Un hôtel ou quelque chose comme ça ?

— Viens chez moi, répond-elle.

— Je ne peux pas. Je veux dire, c’est pas une bonne idée. Pas pour le moment.

— D’accord.

Elle s’interrompt.

— Le frère de mon copain possède un hôtel sur le Strip. Va là-bas. Je t’arrange ça et t’envoie les infos, déclare-t-elle.

— Parfait. Je t’en dois une, Lottie.

— En effet. Appelle-moi quand tu arrives sur place. J’avais prévu d’y aller d’ici une heure de toute façon, alors préviens-moi à la seconde où tu arrives.

— Promis.

Je sais qu’elle va faire une syncope en me voyant, mais il n’y a rien que je puisse faire. Je suis déjà bien contente qu’elle ne m’ait pas vue avant que je quitte Boulder City.

— Lottie ? Une dernière chose ? Tu peux faire la réservation sous le nom de Natalie Jamesson ?

— Natalie qui ?

— Juste… Je t’expliquerai tout quand je serai là.

Nous nous disons au revoir et raccrochons. Après avoir parlé aux deux personnes qui me sont les plus chères au monde, je suis heureuse. J’augmente le volume de la musique et ouvre les fenêtres pour laisser le vent emporter un peu de la pesanteur qui me retenait au fond. Je souris et chante avec la musique.

Je vais à Las Vegas.

***

Après trois heures de route, j’arrive enfin à Las Vegas. Boulder City n’est pas très loin et je suis parfois venue quand je vivais encore là-bas, même si ce n’était pas vraiment un endroit que je fréquentais régulièrement. Aaron était venu ici avec ses potes pour son enterrement de vie de garçon, mais n’avait rien divulgué de leurs faits et gestes ici.

— Ce qui se passe à Vegas reste à Vegas.

J’inspire profondément et me rappelle la raison de ma venue.

Avancer. Passer à autre chose.

Je suis les instructions de Lottie pour arriver à l’hôtel. Il est gigantesque, avec de magnifiques fontaines à l’extérieur et une devanture en verre étincelant. Le nom de l’établissement scintille en lettres d’or au-dessus de l’entrée : The Kingdom. Je me demande s’ils payent quelqu’un pour polir les lettres tous les jours. Le valet prend ma voiture, un groom me salue à la porte en attrapant ma valise avant de m’accompagner à la réception. C’est grandiose. Le sol est en marbre poli, tout comme le comptoir de la réception. Des arrangements de plantes vertes et de fleurs blanches sont posés un peu partout. Où que l’œil se pose, il découvre de subtils accents dorés — le comptoir à bordure dorée. Les hauts piédestaux décorés de chaque côté sont ornés d’entailles dorées. C’est le genre d’endroit où Aaron m’emmènerait pour un week-end.

Je donne mon attention à l’aimable réceptionniste et m’apprête à lui parler quand j’entends une voix familière. Une rousse d’un mètre cinquante me saute dessus, passe ses bras autour de mon cou et me serre si fort que je me sens défaillir.

Elle me lâche et sautille devant.

— Je suis si contente de…

Son sourire se fige et disparait. Ses sourcils se transformant en lignes dures et son ton devient furieux.

— Qu’est-il arrivé à ton visage ? Dis-moi tout… lâche-t-elle, les mains sur les hanches.

Je lui souris doucement.

— Est-ce que je peux me changer avant ? Ensuite, on ira boire un coup… s’il te plait.

Je n’ai pas envie d’en parler ici, et j’ai vraiment besoin de me rafraichir.

— Bon. Viens, je vais te montrer ta chambre.

Ma chambre, située au deuxième étage, est superbe. Sa baie vitrée est masquée par des voilages blancs à liseré doré. Simple, élégant, sans chichi. Je laisse ma valise dans la chambre blanche et dorée et vais me rafraichir dans la salle de bain en marbre avant que nous ne descendions pour trouver une table dans un des bistros. Nous sommes servies de suite et commandons des boissons et un repas léger.

— Allez. Accouche, lance Lottie, les coudes sur la table, le menton posé sur ses poings.

— Rien de très grave, j’explique en agitant les mains, comme si ce geste allait prouver mes dires.

— T’as toujours été nulle pour raconter des bobards.

Et c’est ainsi que la façade que j’ai pris soin de conserver pendant des années s’est effondrée.

— C’est la merde.

Mes paroles ne sont qu’un mince chuchotement, comme si je ne voulais pas en rajouter, mais je sais qu’il faut en parler. Je ne pourrais pas en parler à ma mère sans lui faire de mal, mais je sais que Lottie est assez forte pour encaisser.

Sa main se pose délicatement sur la mienne, ma gorge se serre sur tout ce que je veux lui raconter et j’ignore par où commencer.

— Commence par le commencement, j’ai toute la journée…

Alors je lui dis tout. À partir du jour où j’ai fui Boulder City jusqu’au moment présent. L’éléphant sur ma poitrine se lève et ma douleur diminue.

— Donc, il sait où tu es, cet Aaron ?

Lottie grimace en prononçant ce prénom. Elle a beau être minuscule, elle est vraiment impitoyable.

— Non.

— Et il n’a pas essayé de te contacter depuis que tu es partie ? Je veux dire, t’es son épouse.

— Je sais, répliqué-je. Mais, comme il a épousé un personnage imaginaire, je ne suis même pas sûre que ce mariage soit légal.

— Tu vas lui dire que tu ne comptes pas revenir ? Tu ne vas pas y retourner, n’est-ce pas ?

— Non ! Je n’ai pas prévu d’y retourner, et je n’ai pas prévu de le lui dire non plus. Comment je pourrais lui expliquer tout ça ? J’ai disparu une fois, je peux tout à fait recommencer.

— Je ne veux pas que tu disparaisses, minaude-t-elle. Tu m’as manqué.

Je hoche la tête. Ses sentiments sont réciproques.

— Je ne sais pas quoi faire maintenant.

— On trouvera. Je connais des gens qui… connaissent des gens.

— Comment ça ?

— Tu as besoin d’aide ?

J’acquiesce.

— Eh bien, je vais t’aider. Tu as besoin d’aide, et je connais quelqu’un. Pour assurer la sécurité de ma meilleure amie, je sors le grand jeu.

— Merci Lottie. Je suis désolée de ne pas être venue te voir plus tôt. Je ne voulais pas te mêler à cette histoire.

— Écoute, je comprends pourquoi tu ne l’as pas fait, mais tu es mon amie. Ma meilleure amie. En fait, tu es pratiquement une sœur pour moi, alors fini de faire cavalier seul, d’accord ?

Elle parvient à me faire rire en faisant suivre ses niaiseries, comme elle dit, d’une voix ferme et d’une leçon.

— Bon, assez de drames. Je veux avoir de tes nouvelles. Ton copain possède cet endroit fabuleux ?

— Nooon, le frère de mon copain.

— Raconte.

Je me penche vers l’avant, ravie de découvrir son bonheur.

Nous continuons à discuter, à manger et rire. C’est génial de retrouver un peu de normalité, mais la journée se termine en un clin d’œil et Lottie doit me quitter pour aller travailler dans un bar du coin. Je la laisse dans le hall d’entrée en la serrant dans mes bras et lui promettant de l’appeler demain pour lui exposer mes projets. Je ne sais pas ce qu’elle a en tête, mais j’ai l’impression que tout va s’arranger. La solitude est un fardeau quand on rencontre des obstacles, mais, avec une amie comme Lottie pour vous prendre la main, tout semble plus facile. Il me semble possible de faire quelque chose du bazar que j’appelle ma vie.

Je me dirige vers l’ascenseur, et, bien que mon esprit soit léger, mes jambes sont lourdes. Les dernières vingt-quatre heures m’ont épuisée et les possibilités tourbillonnent dans mon cerveau. La sonnerie de l’ascenseur me sort de ma torpeur. Je fais un pas vers l’avant, quand les portes s’ouvrent, et sans réfléchir, mes pieds plus rapides que mon esprit, je bouscule la personne qui en sort. Je lève les mains pour me rattraper et agrippe un torse ferme et large. Je lève les yeux pour présenter mes excuses.

Le temps s’arrête.

J’observe le visage de l’homme qui me fait face. Aucune trace de Botox ni de chirurgie et, pourtant, il est sculptural, au naturel.

Sa main agrippe mon épaule pour me rattraper, fermement, mais doucement à la fois. Il doit faire pas loin d’un mètre quatre-vingt-dix, car il me dépasse d’une tête et il porte un costume gris foncé, une chemise blanche entrouverte, ce qui m’offre un point de vue sur sa peau. Mon regard se lève lentement, et je constate que ses cheveux sont humides et caressent délicatement son front.

Sa bouche esquisse un sourire sexy et ce simple mouvement brise ma transe. Je cligne deux fois des yeux et secoue la tête.

— Je vous demande pardon, mademoiselle… ? demande-t-il d’une voix rauque.

La vibration de sa voix se propage dans tout mon corps. Chacun de mes pores réagit et mon corps se couvre de chair de poule.

— Euh… Jamesson. Mademoiselle Jamesson, je parviens à articuler.

Il émet un petit rire en réponse. Je lui souris nerveusement avant de faire un pas de côté pour le laisser passer. Il est peut-être beau, mais je ne suis pas intéressée. Il ne me laisse pas partir aussi facilement que je l’aurais souhaité. Il transforme l’instant en torture en glissant ses mains le long de mes bras, ses pouces traçant le contour de mes coudes, avant de briser le contact lorsqu’il arrive au bout de mes doigts. Ce n’est ni vulgaire ni irrespectueux, mais je sais que c’est plus que ce que je peux me permettre pour le moment.

Ce n’est qu’une fois qu’il ne me touche plus que je parviens à reprendre ma respiration, et mon cerveau retrouve son fonctionnement normal. L’espace d’un instant, je remets ma santé mentale en question. Les hommes ne m’ont apporté que des ennuis, mais jamais personne ne m’a rendue si nerveuse et fascinée à la fois. Il est évident que je suis épuisée, pleine d’hormones et d’émotions refoulées. C’était une longue et tumultueuse journée, année, et je ne maitrise plus très bien mes réactions.

Je me force à trainer des pieds pour avancer et m’arrête une fois dans la cabine. J’appuie plusieurs fois sur le bouton, le dos à la porte. Je désire tant me tourner, mais je refuse de le faire. Dos à la porte, tête baissée, j’essaie de fermer les portes par la force de la pensée. Quand elles se ferment enfin, je frotte mes avant-bras nus pour calmer cette réaction cutanée inhabituelle.

Qu’est-ce qui vient de se passer ?