Prologue
Quelle idiote.
Je n’aurais jamais dû m’approcher.
En un instant, des années d’efforts se sont effondrées. M’éloigner ne m’a rien apporté, sinon davantage de méfiance… et un vide béant dans la poitrine, laissés par l’espoir qu’il vient de m’arracher.
Il se tient derrière moi, son index caressant doucement les cheveux qui retombent dans mon dos. Je frissonne. Pas de plaisir, comme avec Denham, mais de répulsion. Un frisson qui remonte lentement le long de ma colonne pour se loger dans ma nuque, comme un avertissement. J’ai la nausée. Je serre les dents, tentant d’étouffer ma peur.
Je resterai forte. Il ne me brisera pas une nouvelle fois.
Mais je connais le pouvoir qu’il a sur moi. Celui de me réduire en poussière.
— Tu pensais vraiment pouvoir m’échapper comme ça ? grogne-t-
il, la voix saturée de menace. Vraiment ? Il s’approche encore, sans me toucher pour autant. Ma belle idiote…
Il plaque son nez contre mon épaule et remonte dans mon cou en reniflant. Mon estomac se contracte, la peur m’écrase.
— Je sens l’odeur d’un homme sur toi, Arianna. Il s’interrompt. Je retiens mon souffle, redoutant ce qui va suivre, retrouvant cette sensation familière : l’attente d’un coup, sans savoir d’où il viendra.
— Tu pues le cul.
Deux ans sans le voir et pourtant, je me souviens par cœur de toutes ses mimiques, ses lèvres retroussées et son regard fou, autant de signes du plaisir qu’il tire de ma terreur. Il agrippe brutalement mes cheveux. Je pousse un cri. Chaque fibre de mon corps hurle lorsque sa prise se resserre.
— Tu pensais que je ne te retrouverais pas ? Comment t’as pu imaginer ça ? Comment t’as pu croire que tu serais libre ? Il chantonne presque, une berceuse malsaine, un murmure à glacer les sangs, juste assez fort pour que je l’entende. L’argent fait parler, Arianna. Et toi… tu ne valais pas cher.
Le bourdonnement dans ma tête s’intensifie. L’écho résonne. Ma vision se trouble. La douleur devient écrasante. Pitié… Je parviens à gémir. Je déteste entendre le désespoir dans ma voix, mais je ne vois aucune autre issue.
— Ma. Belle. Idiote.
Le souffle de son haleine fétide sur mon visage souligne chacun de ses mots.
Il passe un bras autour de mon cou et serre juste assez pour m’ôter l’air. Je sens la panique monter, mais la peur me paralyse. Je réfléchis à un moyen de m’en sortir, de le faire arrêter, quand une douleur aiguë me transperce la jambe, suivie d’une brûlure. Sa prise ferme autour de mon cou et la réalisation qu’il vient d’enfoncer une aiguille dans ma jambe me fait perdre pied.
Est-ce qu’il va me tuer ? Je prie silencieusement pour que ce soit rapide. Je rassemble mes dernières forces pour griffer ses poignets. Il me relâche avec un ricanement et je fuis. Aussi vite et aussi loin que possible. J’atteins la chambre quand ma vision périphérique devient floue. L’adrénaline propage le poison dans mes veines. Mes jambes se dérobent.
Le sol se rapproche. Ma tête le frappe avec une telle force que ma vue se brouille et que tout devient noir. Le dernier sens à céder est mon ouïe. Tous les sons résonnent comme si j’étais sous l’eau. Je l’entends approcher. Ses pas lourds s’arrêtent près de moi. Un rire diabolique émane des profondeurs de ses tripes tandis que je lutte contre mon propre corps. Je lutte contre l’engourdissement qui le gagne.
— Tu essaies encore de t’enfuir, Arianna. Tu n’apprendras jamais la leçon.
Mon corps roule sur le côté et un dernier souffle conscient me quitte quand sa botte percute avec violence mes côtes. Mes muscles se tordent. De vieilles blessures se réveillent. Je sais ce qui se passe, mais déjà, je ne ressens plus rien.
Aucune sensation. Rien que le bruit qui s’éloigne… Éloigne…
— Tu es à moi. Tu seras toujours à moi.
Sa voix est égale. Calculée. Ses mots s’éloignent peu à peu.
— Tu me reviendras. Tu es à moi. Tu verras.
— Jolie. Petite. Idiote.
Chapitre 1
Denham
J’ai pas besoin de cette merde aujourd’hui.
Un nouveau problème chaque jour, toute la semaine.
Des emmerdes avec l’équipe. Des emmerdes avec le casino. Et maintenant, pour la troisième fois de la semaine, des emmerdes avec le système de surveillance. On pourrait croire qu’avec ce que je paye à Dom et à son équipe, tout roulerait, mais non.
Et, cerise sur le gâteau, j’ai dû laisser ma meuf seule pour gérer tout ça.
Ma meuf. La fille qui m’a laissé devant l’ascenseur, un unique drap cachant ce corps si doux et sexy. Celle qui m’a laissé avec un baiser brûlant, lourd de promesses et une gaule monumentale.
Donc ouais, j’aimerais être ailleurs qu’ici à régler des conneries que je paye très cher pour ne pas avoir à gérer.
- Jack ! j’appelle depuis mon bureau, sans savoir s’il m’entend.
Et s’il ne m’entend pas, je gueulerai plus fort.
- Jack !
Il ouvre la porte, le visage amical, l’image même du calme, et dit :
- Oui, monsieur ?
Putain de merde, je suis un vrai connard. Jack est l’un de mes plus vieux employés et il est comme un frère pour moi. Pour être honnête, il est l’ami le plus proche que j’aie. Il est toujours là lors des repas de famille et des occasions spéciales. Et d’après moi, c’est exactement sa place. Même si je pense que c’est différent à ses yeux. Je vois bien que ça fait partie du boulot pour lui.
— Le système plante de nouveau. Où est fourré Dom ? pesté-je.
— Je vais le faire chercher, monsieur.
— Je ne veux pas un de ses sbires, c’est lui que je veux voir d’ici dix minutes. Il met plus de temps ? Il est viré. Compris ?
— Oui, monsieur, approuve Jack en refermant calmement la porte derrière lui.
Je n’ai même pas l’occasion de le remercier que je me sens comme le dernier des enfoirés. Je ne voulais pas lui aboyer dessus. Il encaisse mes sautes d’humeur, mais il sait ce qu’il en est. Il sait ce qui est en jeu. Il travaille au Kingdom depuis des années. Au moins une quinzaine. Il était le bras droit de mon père, et maintenant, c’est le mien. Je fais une note mentale pour me montrer moins con avec lui. Je n’ai rien à lui prouver, et je sais qu’il ne se servirait pas de moi, contrairement à certains employés.
Parfois, j’aimerais avoir un boulot plus simple. Faire du chiffre dans un bureau ou servir des coups dans un club. Tout serait plus facile que cela. Mais ça n’en vaudrait pas la peine. Ce ne serait pas ici.
L’honneur et la fierté sont la raison de beaucoup de choses.
Il est bien trop tôt pour gérer des emmerdes, et trop tôt pour boire un coup, même si j’en crève d’envie, en attendant que Dom arrive. Je fais sortir toute ma frustration sur mon bureau et appuie comme un débile sur les touches du système de surveillance, comme si cela allait le remettre en marche comme par magie. Ce n’est pas le cas.
L’espace d’un instant, j’ai cru que tout le système avait crashé. Pour le moment, on ne voit que la réception, les ascenseurs internes et les sorties, jusqu’en haut.
Mon téléphone sonne en même temps qu’un bruit timide résonne à ma porte, et je mets le téléphone sur silencieux sans même regarder.
— Oui, crié-je.
Dominic pousse prudemment la porte avant de faire quelques pas hésitants à l’intérieur.
— Vous m’avez appelé, monsieur King ?
— Exact, Dominic. Entre et assieds-toi quelques instants.
Je prends une grande inspiration, essaie de retrouver mon calme intérieur pendant une minute et pense à ma meuf. Je préférerais être avec elle qu’avoir à gérer ces emmerdes. Mais elle a des choses à faire ce matin et, si je n’avais rien à faire, je chercherais un moyen de tuer le temps jusqu’à son retour. Alors bon, ce n’est peut-être pas amusant, mais au moins, ça m’occupe.
Dominic s’installe dans la chaise qui fait face au bureau, les jambes serrées et les mains jointes posées sur les genoux. Ses épaules sont basses et quelque chose en lui me donne envie de le relever pour le secouer et lui dire de se reprendre.
— Dominic… Est-ce, oui ou non, je te paye bien ?
Ce n’est pas une question piège.
— Oui, monsieur, vous me payez très bien.
Je me lève pour contourner le bureau. Il tripote nerveusement ses doigts tandis que je m’installe à sa droite.
— Alors, pourrais-tu m’indiquer pourquoi le système, que toi et quatre autres employés êtes payés à faire fonctionner, déconne tous les jours depuis une semaine ?
— On travaille dessus toute la journée, monsieur King. Il semble y avoir un bug dans le système, mais nous n’avons pas encore pu le tracer pour l’instant.
— Ça signifie que ce serait plus simple d’en installer un nouveau ? demandé-je impatiemment.
— Vous avez une idée de ce que ça va coûter, monsieur ?
— Tu réponds à ma question avec une question, grommelé-je, agacé par sa non-réponse. L’argent n’est pas un problème. Je veux que le Kingdom tourne comme une pendule.
— Monsieur, je ne pense pas que ce soit une solution. Il faudrait qu’on coupe tout le système pendant un bon moment avant que le nouveau ne soit opérationnel. Ce ne serait pas mieux de conserver une couverture minimale en attendant de trouver une solution ?
— Bien. Tu as besoin de plus de personnel ? j’interroge, surpris par le calme avec lequel je gère la situation.
— Non, monsieur.
— Alors, bouge ton cul hors de mon bureau et commence à bosser. Tu as deux jours pour arranger ça. Sinon, je trouverai une autre équipe d’experts pour prendre ta place, compris ?
— Oui, monsieur, répond-il sans bouger pour autant.
— Eh bien…
— Euh…
— Dehors.
Il se lève brusquement pour sortir vite.
Putain de crétin inutile.
S’il n’était pas le meilleur dans son domaine, je l’aurais viré il y a belle lurette. Mais le fait est que s’il ne peut pas régler le problème, personne d’autre ne saura le faire non plus. Il a juste besoin d’un coup de pied au cul de temps à autre.
Je retourne à mon bureau pour vérifier mon portable. Deux appels manqués de Beth.
Je l’appelle et attends qu’elle réponde.
— King. Putain de merde, t’es où ? s’impatiente-t-elle, ce qui me fait ricaner.
— Bonjour, Beth. C’est vraiment un plaisir d’entendre le son de ta voix.
Je m’étire dans mon siège, les chevilles croisées.
— Arrête ton char, King. Où est ta copine ? Elle était censée être là il y a une demi-heure et elle m’a posé un lapin. Est-ce que tu as quelque chose à voir là-dedans ? Parce qu’avec moi, ça ne passe pas si tu la mets en retard en la gardant dans ton pieu…
Je me lève d’un bond et sens le sang me quitter quand je commence à faire les cent pas entre la porte et mon bureau.
Elle n’est pas là-bas ? Où pourrait-elle être ? Elle avait hâte de voir Beth ce matin.
— Tu as essayé de l’appeler ? Peut-être qu’elle a perdu le fil du temps sur le chemin, tu sais comme c’est facile sur le Strip.
— J’ai appelé. Plusieurs fois. C’est pour ça que c’est toi que j’appelle. Si tu la vois avant moi, tu peux lui dire de m’appeler ? On a beaucoup de choses à voir avant qu’elle commence.
— Bien sûr. Je vais vérifier chez elle. Peut-être qu’elle cherche encore une tenue adaptée pour rencontrer la personne la mieux habillée de Las Vegas.
Je plaisante alors que la situation n’a rien de drôle. Voilà pourquoi je lui ai donné un téléphone. Pour que je, ou n’importe qui, puisse la contacter n’importe quand.
— Fais le malin, King, mais je ne suis pas contente du tout, marmonne-t-elle.
— Je sais, je soupire. Je vais voir ce que je peux faire.
Elle raccroche sans un au revoir, et je pousse un grognement de frustration. Beth ne tolère pas les retards et ce genre de chose l’énerve beaucoup. Arianna devra redoubler d’efforts pour lui faire oublier ce faux départ.
Je me lève pour aller au dernier étage, et appuie impatiemment sur les boutons de l’ascenseur. Je ne comprends pas pourquoi son absence me fout dans cet état. Peut-être parce que je sais qu’elle avait tellement hâte de commencer que rien n’aurait pu l’en empêcher. Elle ne l’aurait manqué pour rien au monde, n’est-ce pas ? Peut-être que je ne la connais pas aussi bien que ça, après tout, et qu’elle est toujours en retard. Mais ça n’explique pas pourquoi elle ne répond pas au téléphone. À moins que je sois si accro que je ne supporte pas l’idée de ne pas savoir où elle se trouve, et je déteste qu’elle ne soit pas avec moi, sous moi, sur moi, à chaque instant.
J’entre dans l’ascenseur dès que la porte s’ouvre, et, dans ma hâte, je manque renverser quelqu’un. Il porte un attaché-case qui atterrit sur le sol avec un bruit sourd.
— Merde, je lance. Désolé, mec.
Je m’excuse d’une tape dans le dos de l’homme et tente de ramasser la mallette, mais il est plus rapide que moi et la serre contre lui d’un geste protecteur.
— Pas de souci, réplique-t-il.
Il a l’air nerveux, ses yeux sombres semblent chercher quelque chose. C’est Las Vegas et on ne sait jamais sur qui on tombe. Si je n’étais pas si pressé, je l’aurais surveillé à la caméra, pour voir ce qu’il en est, mais la seule chose à laquelle je parviens à penser est Arianna et cette putain de caméra de surveillance ne fonctionne pas de toute façon.
J’arrive à l’étage. Personne chez moi.
Je traverse jusqu’à la porte d’Arianna : entrouverte. Une vague glacée me traverse la nuque.
Quelque chose ne va pas.
— Arianna, je lance. Arianna !
Je crie plus fort, sans obtenir de réponse.
Je me précipite vers la chambre, et un boulet de canon me percute de plein fouet, manquant de me faire m’effondrer.
Des images de mon père me reviennent, ainsi qu’un sentiment de vulnérabilité et de confusion.
Ma copine. Ma magnifique copine.
Elle est par terre. Nue. Elle… Est-ce qu’elle respire ?
Je me précipite vers elle, tombe à genoux pour la prendre dans mes bras, enlaçant son corps et repoussant les cheveux de son visage.
— Arianna ? Beauté ?
Je lui parle doucement en examinant son corps, essayant de comprendre ce qui a bien pu se passer dans le court laps de temps où je suis parti. Elle respire, mais ses souffles sont courts et l’idée de la perdre me paralyse. Je ne l’ai pas encore connue assez longtemps pour la perdre. Une boule se forme dans ma gorge, mais je la ravale et sors mon téléphone de ma poche.
— Jack. J’ai besoin de toi en haut, maintenant, j’aboie. Dans son appartement, il y a eu… putain, je sais pas ce qu’il s’est passé, mais elle est inconsciente et…
— J’arrive, monsieur, répond Jack de sa voix calme et rassurante.
— C’est bon, Beauté… On va t’emmener aux urgences et tout ira bien, je lui murmure, sans même savoir si elle peut m’entendre.
Peut-être que c’est pour me convaincre moi-même.
Elle a l’air si petite, si vulnérable. Ses membres n’offrent aucune résistance. Son corps n’a plus aucune force. Son âme ne transmet plus aucune chaleur.
Qu’est-ce qu’il s’est passé, bordel de merde ?
— Merde, je siffle.
Pas moyen que je laisse Jack la voir dans cet état. Je ne veux pas que quelqu’un d’autre voie son corps, peu importe la situation.
Je la repose délicatement sur le sol le temps de récupérer un oreiller pour le placer sous sa tête. Je farfouille dans son tiroir pour en sortir un de ces shorts qui rendent son cul si mignon, même s’il n’y a rien d’excitant à cette situation. Je les remonte le long de ses jambes quand j’entends l’ascenseur arriver. Le temps que Jack arrive, J’ai réussi à la couvrir, tant bien que mal.
— Tu dois nous conduire aux urgences.
— Oui, monsieur, annonce-t-il calmement, mais l’inquiétude dans ses yeux le trahit.
— Appelle Spike et dis-lui que cet après-midi, c’est lui le chef, et qu’il pourra me joindre sur mon téléphone.
Jack hoche la tête.
— Vous avez besoin d’aide pour la porter ? demande-t-il.
— Non, je crache.
Personne n’a le droit de la toucher alors qu’elle est vulnérable. Pas même Jack.
— Je peux le faire.
Têtu, je la soulève dans mes bras, et Jack me suit, hors de l’appartement, vers le rez-de-chaussée, en direction de la voiture.
Chapitre 2
Arianna
Un marteau-piqueur martèle mes temps dès que j’essaie d’ouvrir les yeux.
Mes paupières sont lourdes. Si lourdes. La pulsation incessante me donne envie de les refermer et de retourner dormir.
Dormir ?
J’étais bien en train de dormir ?
Où suis-je ?
Je plie les doigts. Leur mouvement est lent, étranger, maladroit.
Je tourne la tête, enfoncée dans un oreiller douillet, et en déduis que je suis au lit. Ce n’est pas le mien. Son odeur m’est inconnue.
J’entrouvre délicatement les paupières. La lumière me vrille les pupilles et je les referme aussitôt avec un grognement.
Une main se pose doucement sur mon front et je m’abandonne à cette caresse.
Une voix familière murmure :
— Arianna.
Je me force à ouvrir les yeux et les laisse s’adapter à la lumière douce de la pièce. Il me faut cligner plusieurs fois avant de pouvoir les garder ouverts. Ma vision est floue, mais j’arrive néanmoins à distinguer l’homme assis à côté du lit.
— Denham ?
Ma bouche est sèche, ma langue peine à former les mots et je commence à paniquer. Mon corps ne réagit pas du tout comme il le devrait, ce qui m’effraie.
— Chut, du calme, repose-toi.
J’obéis et cède à la pesanteur qui pèse sur les paupières.
Je nage dans les eaux de l’inconscience pendant un long moment. À chaque réveil, les détails se précisent un peu plus. Je ne suis pas dans ma suite. Je ne sais pas où je suis et mon esprit est trop embrumé pour le deviner. Les rideaux sont ouverts et le soleil éclaire la pièce. L’homme qui était à mes côtés à chacun de mes réveils est toujours là, la tête posée sur le bord du lit cette fois-ci.
J’ai l’impression d’avoir assez d’énergie pour bouger. Je me redresse, mais une vive douleur dans le dos de ma main me transperce et je me laisse retomber sur les oreillers. Des oreillers d’hôpital. Pourquoi suis-je à l’hôpital ? Des machines et des écrans ronronnent et bipent tout autour de moi. Je lève avec précaution ma main pour la poser sur la tête de Denham, qui dort, caressant ses cheveux du bout des doigts.
Il bouge et lève la tête pour me regarder.
— Arianna… Tu es réveillée ?
L’inquiétude déforme ses traits harmonieux alors qu’il s’appuie sur ses coudes et repousse une mèche de mon visage.
— Oui, je suis réveillée… je crois.
Je suis perdue, je me sens bizarre. Je ne comprends pas ce que je fais dans un lit d’hôpital et je ne sais pas quelle heure il est.
— Tu vas bien ? Comment te sens-tu ?
— Je… Je ne sais pas. Je ne…
Ma langue accroche mon palais et j’ai désespérément besoin de boire.
— De l’eau, je croasse, incapable d’en dire plus.
Il se lève d’un bond pour attraper un verre d’eau sur la table de nuit.
— Tiens, dit-il en approchant le verre de ma bouche.
Je tente de le saisir, mais je manque de coordination. J’avale assez d’eau pour humidifier ma bouche, et, malgré mes efforts, je fonds en larmes. Submergée par les émotions, les sanglots me coupent la respiration.
— Que s’est-il passé ? Qu’est-ce que j’ai ?
Tout est flou, et j’ai beau faire des efforts, je n’arrive pas à assembler les pièces du puzzle.
— Chut.
Denham repose le verre à sa place et me prend dans ses bras.
— Tu es tombée. Tu as dû glisser et t’assommer, ou perdre conscience…
— Je… je ne me souviens de rien, je sanglote.
C’est effrayant. Je me sens vulnérable et apeurée.
Et s’il ne m’avait pas trouvée ? Évidemment qu’il m’aurait trouvée. Je ne suis plus seule. Il se soucie de moi.
— On n’a pas réussi à te réveiller, alors on t’a amené ici. Tu ne te souviens de rien ?
J’essaie. J’essaie de me souvenir du moindre détail qui pourrait m’aider.
— Non, je…
Je calme mon esprit qui déraille et prends une grande inspiration, dans l’espoir que des bribes me reviennent.
— Je… ne me souviens de rien.
Rien. Absolument rien. Je me souviens de Spike nous interrompant. Je me souviens de Denham, qui part avec lui. Ensuite… Plus rien.
— Je ne me souviens plus… Désolée, je m’excuse.
— C’est rien, Beauté. C’est pas important. Ce qui l’est, c’est que tu ailles bien, me rassure-t-il. Je dois appeler l’infirmière, elle voudra savoir que tu es réveillée.
Il se lève et appuie sur le bouton d’appel au-dessus du lit, avant de me reprendre dans ses bras, ma tête au creux de ses mains.
— Aïe. Ma tête.
— Bon sang, Ari, tu as une bosse de la taille d’un œuf sur le crâne. Tu ne t’es pas ratée.
Je me blottis un peu plus contre lui.
— Mes côtes me font mal aussi… tout me fait mal…, je chuchote tristement. Est-ce qu’on peut rentrer, s’il te plaît ? Je déteste les hôpitaux. Je déteste les aiguilles.
Il rit doucement.
— On va d’abord attendre que tu puisses bouger, d’accord ?
— Depuis quand je suis ici ? Il est quelle heure ?
— On est au milieu de l’après-midi, un peu plus de deux heures. On est arrivés en fin de matinée. Beth m’a appelé ce matin pour me dire qu’elle n’arrivait pas à te joindre et que tu n’étais pas encore arrivée.
— Beth ?
— Oui. Tu te souviens qu’elle t’a envoyé un message ce matin ?
Je me souviens vaguement de quelque chose comme ça, mais rien de bien précis.
La porte s’ouvre et je relève la tête pour voir de qui il s’agit. C’est l’infirmière, et le mouvement brusque me fait tourner la tête. Ma vision devient floue et Denham repose délicatement ma tête sur l’oreiller.
— Alors, comment ça va ici ? demande-t-elle à Denham avant de m’adresser directement la parole. Vous avez fait une sacrée chute, mademoiselle. Vous souvenez-vous de quelque chose ?
Elle prend le porte-bloc qui pend au pied du lit et l’étudie.
— Non, rien, je réponds tristement.
— Eh bien, vous avez un traumatisme crânien sérieux et on veut vous garder en observation un peu plus longtemps. On va faire quelques examens pour s’assurer que vous allez bien.
— Ça prendra combien de temps ? Je veux rentrer. Est-ce que je peux rentrer ?
Elle me tapote la main.
— Dès qu’on vous estimera assez en forme, vous pourrez sortir. Mais pour le moment, rien que bouger cette jolie petite tête vous fait mal, non ?
— Non, ma tête va bien, franchement… Je peux même me…
Je me relève et essaie de sortir mes jambes du lit. C’est douloureux. Chaque membre de mon corps me crie de ne pas bouger, mais je veux le faire malgré tout, pour pouvoir quitter cet endroit froid et stérile. La main de Denham sur ma cuisse m’arrête.
— Elle va se reposer, je vais m’en assurer, répond-il.
Je tourne vivement la tête vers lui et mes yeux ont besoin d’un instant pour suivre le mouvement. Une fois que j’y vois clair, je le foudroie du regard.
— Bien. Bon, ne vous épuisez pas, d’accord ? Plus vous vous reposerez, plus vite vous vous remettrez.
L’infirmière appuie sur quelques boutons de l’écran auquel je suis reliée et écrit quelque chose sur le bloc avant de le raccrocher au pied du lit.
— Je vais envoyer quelqu’un avec des médicaments pour la douleur. Si vous voulez une boisson chaude, n’hésitez pas à demander.
— Merci, la remercie Denham avant de m’exhorter : Tu as entendu ? Tu dois faire ce qu’on te dit et te reposer.
— Merci pour rien du tout, je grommelle. Je déteste ces endroits. Je veux un lit plus grand, une vue sur le Strip et…
— Fais pas ta diva, ricane-t-il. On ne part pas d’ici avant que tu ailles mieux, et, si tu fais ce qu’on te dit, ça ne prendra pas longtemps.
Je grogne en guise de réponse. Même s’il a raison, je ne veux pas rester ici. C’est pourquoi je tente une approche différente.
— Tu sais qu’on n’a pas vraiment d’intimité ici…, je minaude en lui offrant mon regard le plus lascif.
Ce qui n’est probablement pas très efficace étant donné mon état.
— Je veux être nue dans ton lit et…
— Ari, non, m’interrompt-il en secouant la tête. Ça ne marchera pas.
Je boude comme un enfant capricieux. Il semblerait que je n’aie aucune chance d’obtenir gain de cause, alors je décide d’écouter son conseil, de me taire et d’espérer guérir assez vite pour sortir d’ici rapidement. Pour être honnête, j’ai beau ne pas vouloir rester ici, je me sens vraiment mal en point.
— Ne boude pas, Beauté. Je veux que tu sortes autant que toi. Mais je ne veux prendre aucun risque.
Il laisse tomber sa tête et s’adresse à ses genoux.
— Tu m’as fait peur. Te voir comme ça… c’était…
— Je te demande pardon. Je vais écouter. C’est juste que… Je ne veux pas être ici. La dernière fois que j’étais dans un hôpital, c’était pour une tout autre raison et ce n’est pas vraiment un bon souvenir.
— C’est ton ex ? Il t’a envoyée à l’hosto ? demande-t-il doucement.
Les lignes autour de ses yeux se durcissent et je vois qu’il est presque plus difficile pour lui de l’entendre que pour moi de m’en souvenir. Des années de détachement m’ont laissée vide, même quand je rejoue la scène dans ma tête.
— Oui. J’y suis restée pendant dix jours.
— Dix jours ? s’exclame-t-il, incrédule, d’une voix mêlée de colère. Qu’est-ce qu’il t’a fait, Ari ?
Je prends une grande inspiration. Je n’ai jamais parlé des détails à quiconque.
— Il a perdu les pédales. Il m’a battue jusqu’à l’inconscience. J’avais de nombreuses fractures et un poumon perforé. Il voulait que je reste jusqu’à ce que les bleus aient disparu pour que personne ne soit au courant.
En parler est plus facile que prévu. J’ignore si c’est parce que j’en parle à quelqu’un qui se fait du souci pour moi ou si les cicatrices de mon cœur commencent enfin à s’estomper. Penser à Jonny me rend nerveuse, mais uniquement à cause de la peur qu’il a instillée en moi pendant toutes ses années. Je ne suis pas sûre qu’il pourrait me blesser aujourd’hui. Avoir quelqu’un à mes côtés me donne la sensation d’avoir enfin la force de passer à autre chose.
— Il est introuvable, Arianna. Mes contacts ont retourné le ciel et la Terre et n’ont trouvé personne sous ce nom. Il doit avoir tourné la page et recommencé une nouvelle vie. Tu es en sécurité. Je te protégerai.
Mon corps se relâche enfin et je réalise à quel point le souvenir de la dernière où je l’ai vu m’a tendue. L’événement m’a profondément affectée. Il sera toujours là, dans mon esprit, à me ronger, à s’accrocher à mon être. Mais au lieu de le laisser détruire ma vie, je dois en tirer une leçon et tourner la page. J’ai occulté tant de choses pendant si longtemps. J’ai tant essayé de me détacher de tout et de tout le monde que j’en ai cessé de vivre. J’ai arrêté de voir le bien et tenté d’ignorer le mal. Ce qui m’a laissé dans un no man’s land, un univers de gris. Ce n’est qu’au moment où Aaron m’a frappé que je me suis rendu compte à quel point je me sentais mal dans une vie qui n’était pas la mienne. Qui sait combien de temps j’aurais mis à m’en rendre compte sans cet incident ? Si je n’avais pas rencontré Denham, je vivrais peut-être toujours dans un monde en noir et blanc, imaginant maîtriser ma vie alors que je ne faisais que fuir la réalité.
— Je suis désolée.
— De quoi tu t’excuses, Ari ? demande-t-il, perplexe.
Je hausse les épaules.
— Parce que ça ne doit pas être facile à entendre pour toi.
— Purée, Arianna. Est-ce que tu pourrais penser pour une fois à toi-même ? Dis ce que tu as à dire. Fais ce que tu as à faire. Si tu veux une oreille attentive, je suis là.
— Je sais, mais…
— Pas de mais, d’accord ? assène-t-il les sourcils froncés, en prenant ma main entre les siennes. J’ai envie de briser tous ses os et de le torturer quand tu me racontes des choses pareilles, mais je veux que tu saches que tu peux tout me dire.
— Merci de m’écouter.
— Nul besoin de me remercier.
— Bon. Alors, merci d’être si gentil avec moi.
— Beauté…
— Tu sais, je suis consciente d’avoir pas mal de casseroles à traîner. Tu n’as pas à..
— Je t’arrête tout de suite, m’interrompt-il en prenant mon visage dans ses mains avec sincérité. C’est comme ça, un point c’est tout.
Il dépose un tendre baiser sur mes lèvres desséchées. Ma peau sèche me fait prendre conscience à quel point sa bouche est douce. Je ferme les yeux et la sensation de son baiser traverse mon corps tout entier. Quand il se retire, mes yeux restent fermés, fascinés par la chaleur qui irradie dans toutes les directions.
Ça ne doit faire que dix minutes que je suis réveillée, mais j’ai l’impression que cela fait des jours. Je sais que j’ai besoin de me reposer, et, bien que je n’aie aucune envie d’être à l’hôpital, la présence de Denham adoucit la situation.
— Repose-toi, ordonne-t-il doucement quand il remarque ma fatigue.
— Je me reposerai quand tu le feras.
— Toi d’abord.
— Non.
— Arianna…, m’avertit-il, les sourcils froncés.
— Je te veux dans mon lit.
Je lève rapidement un doigt avant qu’il n’ait l’occasion de me couper la parole.
— Viens et faisons un câlin, d’accord ?
Il me lance un regard mi-perplexe, mi-exaspéré.
— Je ne tenterai rien, promis, j’insiste, les mains levées en guise de reddition. Je veux seulement que tu sois près de moi. Je me reposerai mieux si tu es à côté de moi.
— T’es impossible, grommelle-t-il.
Mais je sais qu’au fond, il n’en est pas mécontent.
Je hausse les épaules.
— Je sais.
Il secoue la tête en signe d’affliction tout en tentant de réprimer un sourire. Il tire sur le drap en coton et je constate que je porte uniquement un caleçon d’homme et l’un de ses tee-shirts. J’aimerais vraiment me souvenir de ce qu’il s’est passé. Peut-être que ça me reviendra avec le temps.
Denham descend la tête de lit et se couche sur le côté. Il pose la tête dans le creux de son bras et caresse doucement mes cheveux du bout des doigts.
— Repose-toi, chuchote-t-il une nouvelle fois contre mes cheveux.
Je laisse mes paupières lourdes se fermer et me sens satisfaite, entourée de l’odeur familière de son après-rasage et les battements de son cœur.
Je m’endors. Lui aussi. Je ne sais pas pour combien de temps, mais nous nous réveillons tous deux subitement quand son téléphone se met à sonner. Il le cherche frénétiquement sur la table de nuit avant de le porter, enfin, à son oreille. Il s’annonce avant que son interlocuteur puisse parler. J’entends quelqu’un parler, mais je n’arrive à pas distinguer de qui il s’agit, ni son propos.
— Oui, je te rappelle. Laisse-moi cinq minutes.
Il raccroche abruptement.
— Tout va bien ?
— Oui, je dois simplement régler quelque chose. Désolé de t’avoir réveillée.
Il me regarde, l’air inquiet.
— Comment te sens-tu ?
— Plutôt bien, compte tenu de la situation.
— Tu as besoin de quelque chose ?
— En fait, je dois aller aux toilettes…
— D’accord, je vais t’aider.
— Non ! je couine, mortifiée à l’idée qu’il me voit aux toilettes. Je n’ai pas besoin d’aide, sauf pour me détacher de ces satanées machines.
— Ta perfusion a des roues, tu sais, se moque-t-il gentiment. Je t’emmène dans la salle de bain.
— Je ne veux pas que tu m’accompagnes, j’insiste.
— Ne fais pas le bébé. Je t’ai vue dans toute ta splendide nudité.
Il caresse ma joue et chuchote :
— Je sais même quel goût tu as…
Son souffle sur ma peau aiguise tous mes sens. Cette petite phrase me fait rougir. Je peine à me souvenir de quoi nous parlions.
J’ai très envie de faire pipi, mais il est hors de question qu’il m’accompagne. Certaines choses doivent être faites en solitaire et ça en fait partie. Je veux dire… Et si je ne faisais pas que pipi ? Alors quoi ?
— Aide-moi à descendre du lit, c’est tout. Tout ira bien, promis.
— Non, arrête d’être si têtue. Ça fait six heures que tu es allongée. Je ne te laisse pas aller aux toilettes toute seule. Et si tu perdais l’équilibre, ou pire, à nouveau conscience ?
Je n’y avais pas pensé… et pourtant, je ne veux toujours pas qu’il me voie comme ça.
— Bon…, je grommelle. Appelle une infirmière… Et avant que tu insistes à vouloir m’accompagner, je ne veux pas que tu…, je soupire. S’il te plaît.
J’ignore pourquoi je me montre si insistante. C’est mignon qu’il veuille à ce point prendre soin de moi, même pour les choses les plus basiques. Mais tout est si récent. Nous sommes si récents. Je veux que l’étincelle, le désir, reste intacts. Cette situation va déjà bien au-delà de ce qu’un nouveau couple devrait vivre.
— Bon, accepte-t-il. Mais pour ta gouverne, rien ne pourrait réduire mon désir pour toi.
Mon cœur se serre, agrippé à toutes les traces d’honnêteté qu’il n’a de cesse de me montrer.
— C’est juste que certaines choses doivent se faire… de manière privée, dis-je doucement.
— Je comprends.
Il hausse les épaules, dépose un baiser sur mon front et appuie sur le bouton d’appel quand son téléphone se remet à sonner. Il jette un regard à l’écran et secoue la tête.
— Je dois répondre, Beauté. Ne sors pas du lit avant que l’infirmière soit là, explique-t-il, avant de sortir et de refermer doucement la porte derrière lui.
Comme je ne sais pas dans combien de temps l’infirmière va arriver, et pensant que ce serait encore plus humiliant s’il revenait pour découvrir que j’avais fait sur moi, je parviens à me tortiller jusqu’au bord du lit et à sortir les pieds en attendant un soignant. L’envie se fait de plus en plus pressante. Est-ce que je devrais y aller seule ? Je ne peux plus attendre. Plus j’y pense, plus j’ai envie. Denham pourrait être occupé un moment. Il a dit que j’étais là depuis six heures. C’est vrai ? Il a une entreprise à faire tourner et il a choisi de rester avec moi alors que j’étais inconsciente. Ce n’est pas étonnant qu’on tente de le joindre. Il a probablement une tonne d’appels à passer et il ne saura jamais que je me suis levée. Mes pieds se balancent rapidement pendant que j’explore mes possibilités. Plus je réfléchis, plus tôt il reviendra, alors j’entame une lente descente du lit, transférant doucement mon poids sur les pieds afin de voir si je tiens debout. Voilà, c’est pas mal… Je n’ai qu’à traverser la pièce pour me rendre dans la salle de bain pour m’asseoir à nouveau. Bon sang, je dois m’asseoir, ma tête commence à tambouriner. C’était probablement une mauvaise idée. Mes jambes tremblent comme celles d’un agneau qui vient de naître et je ne crois pas qu’elles tiendront bien longtemps. Je fais trois petits pas avant que le tube de la perfusion ne tire sur ma main, me rappelant que je suis attachée.
Je me tourne et reviens vers le lit, je pose mes mains sur le rebord et j’essaie de rester debout tant bien que mal, parce que je me rends compte que je n’ai pas la force de me recoucher.
Tenter seule était une idée stupide, mais je déteste dépendre de quelqu’un, même si je sais que je n’y arriverai pas seule. Mais cette fois, je dois admettre ma défaite.
La porte s’ouvre et un infirmier entre.
— Où vous allez, comme ça ? demande-t-il.
— Je dois aller aux toilettes, mais je…
Ma voix se casse à l’idée qu’une chose aussi simple devienne compliquée.
— Ne vous inquiétez pas, vous n’aviez pas conscience de votre faiblesse, je sais. Venez, je vous aide.
Il se met à côté de moi et je prends sa main, tandis qu’il passe son autre bras autour de moi pour me soutenir. Il me guide vers le fauteuil où Denham a passé sa journée quand il n’était pas à côté de moi, mais avant même que je puisse m’asseoir, ma vision se trouble et je perds l’équilibre. Je tombe sur l’infirmier, me rattrape à ce qui se trouve devant moi, c’est-à-dire, rien, et m’agrippe à l’infirmier. Par chance, il me rattrape et m’évite ainsi une nouvelle bosse et un double traumatisme crânien.
— C’est quoi, ce bordel ?
La voix de Denham résonne dans la pièce et il se précipite vers moi.
— Enlevez vos sales pattes, crache-t-il.
— M. King, elle doit se recoucher, laissez-moi faire mon travail, réplique poliment, mais fermement, l’infirmier.
— Non, si vous pensez que je vais vous laisser la toucher alors qu’elle ne porte presque rien, vous vous mettez le doigt dans l’œil. Je vais le faire, grogne-t-il. Viens avec moi, Poissarde, me dit-il doucement.
Il me guide hors de la prise de l’infirmier, qui se tourne pour partir en secouant la tête tandis que Denham me prend dans ses bras pour me déposer dans le lit, en tirant le drap jusqu’à mon cou. Sa possessivité me donne une impression de sécurité. Jonny était possessif pour d’égoïstes raisons, mais Denham est différent. Il me protège.
Je laisse ma tête retomber dans l’oreiller et ferme les yeux pour soulager la douleur lancinante qui pulse dans ma tête. Après quelques minutes, le vertige cesse et j’entrouvre les yeux.
— Poissarde ? Encore ? Je demande tristement.
Son doux rire me réchauffe.
— Oui, ça me semblait approprié.
Il enlève les mèches qui retombent sur mon front et m’embrasse tendrement.
— Ça fait longtemps que tu ne m’as pas appelée comme ça, je continue, toujours lasse.
Je l’avais prévenu dès le départ que j’attirais la poisse, et voilà le résultat.
— Désolée.
— Arrête de délirer, Arianna. Tu es toujours ma Beauté, mais là, en ce moment, c’est plutôt la Poissarde qui ressort. Je t’ai dit de ne pas bouger, tu ne m’as pas écouté.
— Il fallait que j’aille aux toilettes.
— Tu as encore envie d’y aller ?
— Oui… Non, je réponds, indécise. Je suis tellement fatiguée. J’ai besoin de dormir.
— Bien. Dors, Beauté. Je suis juste là, murmure-t-il.
Il prend ma main dans la sienne, et embrasse délicatement le bout de mes doigts.
Je m’endors. En fait, je pense que j’ai dormi comme une masse, car, à mon réveil, il fait nuit. Denham est toujours là. Il s’est endormi, la tête posée sur le bord du lit, encore une fois. Sa main est posée sur ma cuisse, comme un geste inconscient pour m’empêcher de me lever. Il a l’air si paisible quand il dort.
— C’est chelou de regarder les gens dormir, tu sais ? balbutie-t-il, ce qui m’arrache un petit rire.
— Tu me regardes bien.
— Je ne te regarde pas !
Son regard se fait sévère, mais je vois le sourire furtif sur ses lèvres.
- Si !
- Oui, tu as raison, avoue-t-il en levant la tête avec un grand sourire. Je te regarde. Tu es aussi belle quand tu dors que quand tu es réveillée… J’imagine que ça fait de nous deux personnes cheloues. On fait vraiment la paire.
Il se lève, secoue les jambes et étire les bras au-dessus de sa tête. Son tee-shirt se soulève juste assez pour me faire entrevoir ce V que j’aime tant et dont je ne peux détacher le regard.
— Pas avant que tu ailles mieux.
— Quoi ?
— Tu me regardes comme si tu voulais me manger. Et tu en es physiquement incapable en ce moment, alors change-toi les idées.
— T’es autoritaire, je marmonne en tripotant les couvertures.
— Oui, je sais. Comment tu te sens ?
J’y réfléchis un instant.
— Bien mieux. Ma tête me fait moins mal et mon corps semble moins lourd.
— Bien. Si tu continues sur cette lancée, je te ramène à la maison demain.
— Demain ? Je veux rentrer tout de suite…
— Arrête de faire ta diva… Demain.
Je souffle théâtralement, tandis que Denham rit sous cape en écrivant quelque chose sur le porte-bloc au pied du lit.
— Qu’est-ce que tu fais ? C’est pour les médecins et les infirmiers.
— T’occupes, réplique-t-il en tapotant le bout de son nez avec son index. Ne t’inquiète pas, je ne joue pas sur les dosages des médicaments.
Je secoue la tête en riant. Je regarde autour de moi et remarque des fleurs. Deux énormes bouquets, le premier de lys et d’orchidées blanches, et le second rose, avec une rose et d’autres fleurs tout autour.
— Qui a envoyé des fleurs ? Ça ne fait même pas une journée que je suis là…
— Beth a envoyé le bouquet blanc, il y a une carte. J’imagine que le second vient de ta mère.
— Ma mère ? Elle sait que je suis ici ?
L’horreur qu’elle a dû ressentir quand elle a découvert que j’étais hospitalisée.
— Tu lui as parlé ?
— Oui, je me suis dit que je ferais mieux de lui dire ce qui est arrivé. Brent et elle ont quitté la ville pour quelques jours et, pourtant, elle a voulu revenir sur le champ. J’ai dû insister, leur dire que tu allais bien et que je m’occupais de toi, alors elle a dit qu’elle enverrait des fleurs et qu’elle voulait te parler dès que possible.
— Merci.
J’apprécie son geste. Non seulement il prend soin de moi, mais il s’est également assuré que ma mère sache que j’étais entre de bonnes mains. C’est trop beau pour être vrai.
— Avec plaisir, Ari, dit-il avec l’air étonné que je pense qu’il ne ferait pas tout ça pour moi. Lottie m’a appelé aussi pour savoir comment tu allais, donc, dès que tu seras en état, il faudra que tu l’appelles aussi.
— D’accord, je réponds, absorbée par l’idée que mes proches se fassent à nouveau du souci pour moi.
— Eh ! Tout va bien, tu vas aller mieux et tu seras rentrée en un rien de temps.
Sa voix grave me réconforte. Il me prend dans ses bras et caresse mes épaules du pouce.
— Denham ?
— Oui, Beauté ?
— Je dois vraiment aller aux toilettes, maintenant.
Il rit avant d’appuyer sur le bouton d’appel sans même discuter.
L’infirmière qui était venue plus tôt arrive et m’aide à aller aux toilettes, avant de me recoucher. Ces gestes simples m’épuisent, mais je me sens déjà beaucoup mieux, et la douleur dans ma tête n’est plus qu’un ronronnement sourd. Cela provient sans doute des antidouleurs, mais je n’en ai rien à faire. Denham profite de ma courte absence pour passer des coups de fil et régler des choses au Kingdom. Je me sens coupable de l’accaparer ainsi, mais qu’il refuse de me quitter me fait plaisir. Jamais personne n’avait été aussi protecteur envers moi, pas de façon possessive, mais simplement pour s’assurer que je vais bien.
Nous mangeons, regardons la télé, et Denham s’allonge à côté de moi, me serrant contre la poitrine, chaude et protectrice, et nous passons la nuit ainsi. Nous n’avons pas été séparés la nuit depuis dimanche et je savoure ma chance de l’avoir pour moi toute seule. Viendra bien une nuit que je devrais passer seule, alors que je n’en ai pas la moindre envie. Cette pensée est inhabituelle pour moi, mais j’aime sa présence à mes côtés et le fait que nous nous connaissions depuis peu est insignifiant.
Quand vient le matin, je me sens bien mieux que la veille, mes jambes sont moins flageolantes et, quand j’insiste pour passer à la salle de bain sans aide, Denham accepte, à condition que je le laisse m’accompagner jusqu’à la porte. Il me tient la main comme un père qui apprendrait à marcher à son enfant, et me laisse fermer la porte à reculons, tout en insistant pour que je ne verrouille pas. Quand j’en ai terminé, après m’être rafraîchie et brossé les dents, j’ouvre la porte sur un Denham à l’air visiblement soulagé. Il me donne un baiser sur la joue avant de me laisser m’accrocher à son bras pour plus de stabilité et me guide vers le lit. Je m’arrête au pied de celui-ci pour regarder le porte-bloc. J’ai toujours voulu savoir ce qu’ils y écrivaient. Je suis sûre de ne rien comprendre au jargon médical, mais ce sont des informations qui me concernent et je veux être au courant. La première page comporte les détails basiques, comme mon nom, mon âge, ma taille, mon poids… Je n’avais pas réalisé avoir tant maigri et je prends la résolution d’y remédier dans les prochaines semaines. Quand je tourne la page, je sursaute.
— C’est toi qui as fait ça ? je m’écrie, choquée et amusée.
Denham me regarde avec innocence, hausse les épaules avant d’ouvrir la bouche comme pour dire quelque chose, et la referme sans rien dire.
-
Je…
En grandes lettres rouges est écrit : PAS D’INFIRMIERS.
— Denham, je le gronde. Tu sais que tu ne peux pas faire ça.
— Selon qui ? interroge-t-il effrontément avec un nouveau haussement d’épaules.
Je ne peux pas faire semblant de lui en vouloir. Le fait qu’il s’imagine pouvoir choisir qui me soigne me fait rire. Je suis sûre qu’on ne peut pas choisir quel docteur viendra s’occuper de nous.
— T’es chou, je glousse.
— Pas vrai.
Il fait mine de bouder et je lui tends les bras pour qu’il m’aide.
— Viens là.
Il s’approche et se baisse pour que je puisse me blottir contre son cou.
— Je refuse qu’un homme te touche alors que tu es vulnérable, à moins que tu sois en danger et que je ne sois pas là.
— Mais tu n’étais pas là quand l’infirmier m’a rattrapée.
Il fronce les sourcils, troublé.
— C’est vrai, je n’étais pas là. Je te demande pardon.
— Tu n’as pas besoin de t’excuser.
— Je te demande pardon de ne pas avoir été là quand tu avais besoin de moi. Je t’ai promis de l’être, et je vais m’assurer que ça ne se reproduira plus.
— Denham… Je plaisantais. Tu ne peux pas être avec moi tout le temps. Bien que j’aimerais que ce soit le cas, ce n’est pas possible.
Il reste silencieux un instant, me serrant aussi fort que mes côtes douloureuses le permettent.
— On peut appeler quelqu’un pour demander si je peux sortir aujourd’hui ? S’il te plaît ?
Denham rive son regard au mien et y cherche quelque chose, de son air concentré que j’aime tant. Il s’approche encore et m’embrasse si doucement que je pousse un soupir d’aise.
— On va voir si on peut te faire rentrer, lâche-t-il en s’écartant.
— Ça me semble une bonne idée.